Un frémissement de rire passa sur le visage du Père James. Roald lui adressa un petit salut de connivence et s’en fut.
Le pavillon situé dans le fond du parc venait en dernier sur sa liste. Ce fut dans la chambre d’été, en l’état actuel aussi vide et désolée que l’était la steppe derrière les vitres sans rideaux, qu’il fit la connaissance d’Eugénie.
— Du rose partout, commanda-t-elle. De grands voilages roses qui se gonfleront au vent. Ils mettront la nuit en fuite et dissimuleront cet affreux paysage. Ils diffuseront une lumière douce et nacrée, comme l’intérieur d’un coquillage ou celui d’une fleur. Les fleurs me manquent déjà. Ici et là, je veux de grands canapés avec une ribambelle de coussins moelleux.
La jeune femme portait un déshabillé soyeux dont la fluidité accompagnait tous ses mouvements. Ses longs cheveux du châtain le plus doux étaient relevés en un fouillis d’où s’échappaient d’adorables mèches folles qui lui chatouillaient le front et la nuque. Ses yeux étaient d’un bleu intense où rôdaient un peu d’effronterie et beaucoup d’innocence.
Roald Few la regardait aller et venir dans le rythme ondulant de toute sa personne, aussi gracieuse qu’une danseuse évoluant sur une scène. Il avait l’impression d’avoir toujours connu Eugénie Le Fèvre ; elle ressemblait tellement à la figurine de porcelaine que son épouse avait placée au milieu de la table du salon. Songeant à Lady Westriding, admirable femme s’il en fut, il poussa, in petto, un profond soupir de compassion. Dès ce soir, entre la poire et le fromage, il donnerait à Kinny une version fidèle de ce qu’il avait vu et entendu, il lui décrirait les héros de cette banale relation triangulaire. Kinny rendrait son verdict. Pour bien des choses, celles du cœur en particulier, elle avait un flair infaillible. On pouvait lui faire confiance pour émettre l’hypothèse la plus plausible sur l’origine de la rupture entre Lord et Lady Westriding.
— J’ai compris, dit-il, refermant son carnet. Vous voulez un nid douillet, un nid d’amoureux.
À son retour, Roald trouva le couvert mis. Il n’eut qu’à s’installer pour voir arriver sur la table un plat de pintade au chou. Impossible de s’y tromper : ce mets succulent, l’une des grandes spécialités culinaires de Kinny, était toujours l’occasion de solenniser un événement quelconque.
— Que célébrons-nous ? demanda-t-il.
— Marthamay est enceinte.
— À la bonne heure ! Ce n’est pas trop tôt. Elle doit être soulagée.
— Pas vraiment, figure-toi. Il lui suffisait d’être une femme et une épouse, si ce n’était pas sa lassitude d’entendre ses sœurs lui seriner qu’une union sans enfant n’était pas concevable.
— Alverd va devoir prendre la pelle et la truelle du maçon.
— Ce surcroît de travail ne l’enchante guère, surtout en ce moment.
Kinny avait un appétit délicat ; elle piqua un peu de chou du bout de sa fourchette et ne put s’empêcher de sourire, imaginant l’infortuné Alverd Bee, grand échalas impétueux, en train de creuser les fondations de la nouvelle chambre, comme c’était l’usage avant la naissance du premier enfant. Dans une semaine se dérouleraient les élections municipales, et le futur papa avait toutes les chances d’être élu maire. Bah ! Les hommes de la famille lui donneraient un coup de main, en souvenir de l’aide qu’il leur avait apportée dans les mêmes circonstances.
— Parle-moi des nouveaux hôtes de Opal Hill, dit-elle soudain. À quoi ressemblent-ils ?
Roald lui fit le récit de ses différentes entrevues, dans l’ordre, sans omettre les mèches folles et la lumière, « nacrée comme l’intérieur d’un coquillage ».
Kinny fit entendre un claquement de langue apitoyé.
— Pauvre Lady Westriding.
Son époux acquiesça d’un triste hochement de tête.
— N’est-ce pas ? Une femme séduisante, pourtant, mais d’une beauté froide, qui ne doit pas s’émouvoir facilement. Avec elle, il faut se donner un peu de mal.
— Notre ambassadeur, sans doute, n’est pas homme à s’accommoder de ces lenteurs ? Il a le sang chaud, il aime brûler les étapes ?
Kinny avait mis dans le mille, comme d’habitude. Brûler les étapes, ce devait être le péché mignon de Roderigo Yrarier. Or les obstacles sont insupportables pour l’impatient ; gare à ceux qui lui mettent des bâtons dans les roues ! Cette fois, le Terrien au tempérament fougueux aurait affaire à forte partie. Il pourrait bien lui en cuire, s’il ne mettait pas un peu d’eau dans son vin. Roald chassa ces pensées pessimistes.
— Marthamay a-t-elle dit comment ils comptaient appeler l’enfant ?
Deux jours plus tard, l’homme chargé d’enseigner à Lady Westriding le « sabir de la Prairie » se présenta à Opal Hill sous le nom de Persun Pollut. Le professeur et son élève s’installèrent dans le bureau non encore aménagé de la maîtresse de maison. Autour d’eux, les ouvriers vaquaient à leurs occupations. Marjorie confessa qu’elle n’avait encore jamais habité de demeure coupée en deux, dans laquelle on déménageait du rez-de-chaussée à l’étage au gré des saisons.
— Nos hivers sont interminables, il faut le reconnaître, soupira Persun Pollut en fronçant d’admirables sourcils. Rien que de songer à cette épreuve, nous sommes transis. L’air devient si froid qu’il semble autour de nous comme une présence ennemie. Nous épuisons notre moral et nos forces à le braver, jour après jour. Nous vivons sous terre, à la manière des Hipparions, en regrettant de ne pouvoir tomber dans le même engourdissement. Si seulement nous pouvions dormir, nous aussi, jusqu’au retour du printemps !
Persun Pollut était un jeune homme aimable et neutre, avec un certain air rat de bibliothèque, le regard précis et les manières gentiment effacées. Il avait pris pension dans le village voisin, annonçant à qui voulait l’entendre qu’il avait été engagé afin de sculpter des panneaux de boiserie destinés au « boudoir de Madame l’ambassadrice ». Roald Few, décida-t-elle, avait eu la main heureuse.
— Que faites-vous donc, pour oublier le froid et passer le temps ? Une fois de plus, elle se demanda ce qu’il adviendrait des chevaux, si par malheur il devenait inévitable de passer un hiver sur cette planète rébarbative.
— Dans la Zone Franche, la vie suit son cours, presque inchangée. L’hiver est la saison des festivals, art dramatique et poésie. Un orchestre s’est constitué ; nous avons ouvert une école de chant et de danse. Quelques-uns se sont spécialisés dans le dressage des animaux, et nous donnons toutes sortes de spectacles. L’université ouvre ses portes et la plupart d’entre nous en profitent pour accumuler un savoir qui sans cette longue parenthèse leur serait demeuré inconnu. Aussi l’hiver a-t-il ses bons côtés, d’une certaine façon. Nous, les roturiers, tout en nous donnant beaucoup de mal pour n’en rien laisser paraître, nous sommes plus cultivés que les bon, vous le constaterez vous-même. Le sous-sol de notre ville est sillonné de galeries, truffé d’entrepôts et de salles de réunion. Autant dire que nous habitons au-dessus d’une éponge !
— Que font les aristocrates ? Restent-ils cloîtrés sur leurs terres ?
— Où iraient-ils ? Une centaine d’hommes et de femmes, tout au plus, vivent dans chaque domaine en compagnie de leurs domestiques. Cette vie confinée offre peu de ressources. Ils s’ennuient ; leurs traditions figées ne les prédisposent guère à tirer parti de la longue claustration imposée par le climat. Ils s’ennuient ; les passions s’exaspèrent, et les inimitiés.
Le silence s’établit entre eux, silence courtois, empreint de réserve et de discrète curiosité de part et d’autre.