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— Les œuvres de bienfaisance existent-elles sur la Prairie ?

— Je vous demande pardon ?

— Des institutions charitables dont le but serait de prêter assistance aux plus démunis. Nulle lueur d’entendement ne s’alluma dans le regard de Persun Pollut. Marjorie se souvint d’une expression chère à Rigo. Que faites-vous des veuves et des orphelins ? demanda-t-elle.

Le jeune homme comprenait de moins en moins.

— Les veuves, ce n’est pas ce qui manque, et nous avons même quelques orphelins, mais pourquoi devrions-nous les confier à des institutions ? Chez les roturiers, quand une personne se trouve dans le besoin, son entourage ou sa famille en prend soin le plus naturellement du monde, pour des raisons de simple bon sens où la charité n’intervient pas. Le soulagement des malheureux serait-il l’une de vos occupations favorites ?

Marjorie fit signe que oui, d’une certaine façon, en essayant de ne pas sourire et de ne pas grincer des dents. Oui, elle avait passé beaucoup de temps à se « montrer charitable » envers les malheureux. En pure perte, semblait-il. D’ailleurs, lorsqu’elle avait annoncé son départ, personne n’avait jugé nécessaire de la remplacer.

— J’appréhende l’inaction des longs mois d’hiver, dit-elle, comme si cela fournissait une explication à sa question saugrenue. Le désœuvrement encourage la mélancolie.

— Certains trouvent à s’occuper ; ils en viennent même à redouter le retour à l’activité normale. Les aristocrates ont un proverbe : Prin g’los dem aufnet haudermach. Que l’on pourrait traduire par : « L’intimité de l’hiver se dissout au printemps. » Ou bien : « Les liaisons nouées en hiver ne résistent pas aux beaux jours. » Un Terrien emploierait plus volontiers le mot « mariage ». Voyons… « Le printemps desserre les liens des mariages hivernaux. »

Marjorie acquiesça.

— Vous avez raison, dit-elle avec gravité. Avec ce mot-là, votre phrase sonne beaucoup plus vrai. Comment avez-vous été amené à apprendre le dialecte diplomatique ?

— Mais tout le monde le parle ! Tous les habitants de la Zone Franche. Notre spatioport est très actif, dans les deux sens. Nous sommes devenus la plaque tournante du système. À longueur d’année, pour le besoin de nos échanges, nous communiquons avec d’autres mondes, nous envoyons des messages, nous en recevons. Nous parlons la langue des diplomates et celle du négoce, le semla et bien d’autres dialectes. Nous sommes tous polyglottes. Les aristocrates de la Prairie ont forgé un idiome obscur et peu malléable, plus proche d’un code à usage interne que d’un véritable véhicule de la pensée. Je vous l’enseignerai de mon mieux, mais préparez-vous à découvrir le système linguistique le plus rudimentaire et le plus farfelu.

— Me voilà prévenue. Ainsi, vous enseignez la langue officielle ? C’est là votre profession ?

— Que les Hipparions m’en préservent ! Si c’était le cas, je serais bien en peine de gagner ma vie. Hime Pollut, le sculpteur sur bois, et Roald Few sont de vieux amis. Je suis le fils du premier ; le second me procure du travail pendant la saison creuse, voilà tout.

Marjorie le regardait, surprise et souriante.

— En somme, les explications que vous avez fournies aux villageois ne sont que des demi-mensonges ? Vous pratiquez bien la sculpture sur bois ?

Persun Pollut prit l’air songeur.

— Disons qu’il s’agit de mon activité principale, dans la mesure où la fortune ne m’a pas encore souri. Un moment, ses yeux s’absentèrent, il parut s’abîmer dans ses rêves. Il s’en éveilla très vite et son visage prit l’expression la plus résolue. Cela viendra, j’en suis sûr ! Croyez-moi, pour celui qui ne craint pas les risques, il y a un bel avenir dans le commerce des soieries de Semling. Mais je ferai comme j’ai dit, Lady Westriding, je sculpterai des panneaux pour votre bureau. Il faut bien justifier ma présence auprès de vous, si l’on ne veut pas éveiller la curiosité des aristocrates.

— Le patriarche bon Haunser insiste pour me recommander un secrétaire. Que dois-je faire, à votre avis ?

Persun Pollut se donna le temps de la réflexion.

— Tergiversez, dit-il enfin. Dites que votre décision n’est pas encore prise ; le patriarche ne s’offensera pas, au contraire. Il trouvera normal que vous désiriez prendre votre temps. Hors la Zone Franche, cette planète est affligée de lenteur.

Il s’écoula plusieurs jours avant que Marjorie ne trouvât le temps de monter à cheval. Roderigo et Anthony avaient déjà fait plusieurs sorties. Par un beau matin particulièrement clair et bienveillant, elle décida de se joindre à eux. Enfermée dans la rancœur qu’elle éprouvait d’avoir été arrachée à son petit monde d’habitudes, résolue, sous prétexte de punir ses parents, à transformer en épreuve chaque jour passé sur la Prairie, Stella refusa de céder aux prières de sa mère. Excellente cavalière, elle préférait encore se priver d’équitation. Marjorie n’insista pas ; elle savait bien à quoi pensait sa fille. Stella avait laissé sur terre des amis, une amie en particulier, dont le souvenir ne s’effacerait pas de sitôt. D’une certaine façon, l’épidémie avait donc mis un terme à cette relation et Marjorie, tout en se fustigeant d’abriter une pensée aussi monstrueuse, ne pouvait que s’en féliciter.

Les valets d’écurie, deux hommes et une femme du village voisin, avaient exécuté à la lettre les instructions reçues. Ils avaient rempli les auges d’une certaine herbe, après l’avoir coupée menu. Ils avaient nettoyé les stalles ; ils avaient rapporté des céréales de différentes sortes, distribuées dans des mangeoires individuelles, afin de pouvoir observer quelle espèce aurait la préférence des chevaux. Ils observaient les Terriens avec une perplexité non dissimulée tandis que ceux-ci harnachaient leurs montures. Les questions peu à peu fusèrent.

— À quoi servent ces sièges bizarres ? Comment pouvez-vous tenir là-dessus ? Et les chevaux, comment peuvent-ils supporter cet attirail ?

— On nous avait pourtant dit que les aristocrates aimaient l’équitation, dit Tony. Vous n’avez donc jamais vu de selle ?

Les trois villageois échangèrent des regards incertains. La jeune femme se décida à répondre, d’une voix un peu embarrassée.

— Jamais les Hipparions… la selle ne leur plairait pas du tout. Ils ne se laisseraient pas faire. Les aristocrates s’installent sur des coussinets.

On en apprend tous les jours, songea Marjorie. Le mystère des Hipparions s’épaississait. Tony était assez irréfléchi pour lancer une observation de feinte candeur, depuis quand sollicite-t-on l’avis de sa monture avant de lui coller une selle sur le dos, ou quelque remarque aussi désastreuse. Elle lui fit les gros yeux, comme elle aurait fait à un enfant. Il rougit et se détourna.

— Nos chevaux préfèrent le contact de la selle à celui de nos postérieurs osseux, dit-elle. Les Hipparions ont sans doute une morphologie différente.

Ce propos badin sembla rasséréner tout le monde ; la gêne se dissipa. Leur curiosité n’étant pas encore satisfaite, les valets en profitèrent pour interroger de nouveau ces étranges cavaliers. Attentive à la pertinence des questions, Marjorie l’était tout autant à la vivacité d’esprit manifestée par les uns et les autres.

— L’herbe bleue ne se laisse pas faucher facilement, mais les chevaux la font disparaître à toute vitesse, fit observer un villageois. Ils semblent l’apprécier.

— Avec quoi la coupez-vous ? demanda Marjorie.

Ils lui montrèrent d’antiques faucilles.

— Attendez, laissez-moi vous donner des instruments plus efficaces. Elle déverrouilla le grand coffre dans lequel était remisé le matériel et choisit trois couteaux-laser dont elle fit la démonstration. Prenez garde, avec ça, on perd un bras ou une jambe comme rien. Veillez surtout à ce que personne ne se trouve dans le champ du rayon.