Plusieurs cavités se succédaient le long de la cage thoracique. Stavenger trouva les plus profondes, dans lesquelles il engagea les bouts pointus de ses bottes. Quand le cavalier ne bougea plus, Marjorie remarqua l’étui en forme de carquois qu’il portait en bandoulière. Un second chasseur s’avança à la rencontre de sa monture ; la même gymnastique recommença.
La mère n’avait pas lâché la main de son fils. À présent, elle lui jeta un long regard, avertissement, tendre connivence. Anthony était d’une pâleur effrayante. À côté de lui, Stella contemplait la scène qui se déroulait en bas avec, dans le regard, l’étrange lueur de fascination qu’ont parfois les chats devant une source de lumière aveuglante. Marjorie était transie. Le silence les recouvrait tous, comme une peur superposée à la peur. Il fallait le rompre coûte que coûte ; si la monstruosité des Hipparions avait un quelconque pouvoir d’envoûtement, il fallait s’en délivrer au plus vite.
Entre les lèvres glacées de Marjorie se formèrent des mots insignifiants, articulés d’une voix neutre.
— Excusez-moi, à cette distance, je ne suis pas sûre… Ces mammifères ont-ils des sabots ?
— Trois, murmura Rowena, sans se tourner vers elle. Les Hipparions possèdent à l’extrémité de chaque pied trois sabots effilés, et trois pouces rudimentaires, situés plus haut, le long de la jambe.
— Et les chiens ?
— Les chiens également, bien que leurs sabots, plus mous, évoquent davantage les coussinets. Ils ont le pied très sûr.
Tous les cavaliers avaient maintenant enfourché leur monture. Rowena fixa sur ses invités des yeux lointains, opaques, refermée sur son drame.
— Il est temps de partir, dit-elle. La montgolfière vous attend.
Eric bon Haunser se tenait près de la nacelle.
— Mon frère ne manquerait la chasse pour rien au monde, expliqua-t-il. Je suis infirme, et ce sport m’est désormais interdit. Il était donc naturel que je me porte volontaire pour vous accompagner. Sans doute aurez-vous quelques questions à poser. Je me ferai un plaisir d’y répondre.
Sa démarche était maladroite, disgracieuse : on aurait dit un grand échassier bancal. Il ouvrit la portière et s’effaça pour laisser entrer ses invités.
L’ascension se fit dans le vrombissement presque inaudible des deux hélices. Parvenu à quelque deux cents mètres d’altitude, l’aéronef suivit le parcours de la chasse dont les passagers ne perdaient rien, grâce au panneau vitré garnissant le plancher de la coque. Pendant un temps qui parut interminable aux Terriens, les Hipparions se contentèrent de dévorer des kilomètres de leurs foulées puissantes. Ils atteignirent une région peuplée de forêts. L’une d’elles les dissimula aux regards ; ils en émergèrent peu après pour galoper en direction d’un autre bois, tout aussi dense. La meute et les Hipparions manœuvraient avec un ensemble impressionnant, comme s’ils formaient une entité monstrueuse, excluant l’intervention des hommes. Sans les taches rouges des redingotes masculines, on aurait même oublié la participation de ceux-ci. L’herbe, à quelque distance en avant des chiens, était agitée de mouvements qui seuls trahissaient la présence du gibier.
Marjorie s’efforçait d’estimer à quelle vitesse se déplaçaient les Hipparions. Étaient-ils plus, ou moins rapides que des chevaux ? Moins, sans doute, mais l’étalon le plus intrépide aurait été bien en peine de se frayer un passage au milieu d’une muraille de bambous, comme le faisaient ces véritables forteresses bondissantes. En terrain plat et découvert, un cheval en bonne forme ne devait pas avoir trop de mal à semer un Hipparion, décida-t-elle, avant de se demander quel fantasme ridicule avait engendré l’idée de cette course contre nature.
Enfin, alors que la chasse venait de disparaître une fois de plus au plus profond d’un bois, le ballon perdit un peu d’altitude et se mit à planer au-dessus des arbres, suspendu par ses battements d’hélices imperceptibles. À un endroit précis se produisit dans le feuillage une grande confusion. Le renard s’était hissé sur la plus haute branche ; il lança vers le ciel un cri déchirant, de colère ou de défi, qui ressemblait à s’y méprendre à un appel de détresse, tel fut tout au moins l’avis de Marjorie. Puis ce fut, au milieu d’une grande turbulence végétale, un maelström vorace, fourrure, écailles, crocs, griffes, trop brusque pour le regard des spectateurs. L’impression ressentie fut terrifiante. Là-dessous se débattait quelque chose d’énorme, animé d’une volonté et d’une férocité indomptables.
— Voici donc leur fameux renard, balbutia Anthony. L’être que nous venons d’apercevoir est de taille à mettre en pièces une demi-douzaine de tigres !
Marjorie l’implora des yeux. Il obéit et se tut. S’ils s’imaginent que je suis disposé à donner la chasse à leur dragon, ils seront déçus, poursuivit-il en son for intérieur. Jamais je n’accepterai. Jamais !
Stella, pour sa part, suivait des pensées bien différentes. Monter un Hipparion, comme ce doit être exaltant, se disait-elle. J’en suis capable, je le sais. Toute la question est de savoir s’ils me trouveront digne d’essayer…
Ils osent appeler cela de l’équitation, ruminait Marjorie, soulevée de dégoût et d’indignation. La soumission aveugle, apeurée, aux caprices d’une bête cauchemardesque. Qu’adviendra-t-il s’ils insistent pour que nous chassions en leur compagnie ? Sans doute ont-ils des instructeurs… Faudra-t-il nous plier à cette exigence pour gagner leur estime ?
Monter un Hipparion, quelle horreur ! songeait Rigo. Si je refuse, ils me mépriseront. D’un autre côté, n’écoutant que leur orgueil tribal, ils voudront me tenir à l’écart de ce rituel morbide qu’ils appellent la chasse. Que faire ? Ils nous traitent comme de vulgaires touristes ! C’est intolérable !
— La Prairie ne vit que pour l’équitation, avait affirmé Sender O’Neil. L’équitation et la perpétuation des traditions aristocratiques. Vous êtes bon cavalier, je crois ? Votre oncle, le Hiérarque, a lui-même proposé votre candidature pour mener à bien cette mission. Vous et votre famille représentez désormais notre unique chance de salut.
— Quel salut ? Quelle mission ? avait insisté Roderigo Yrarier avec impatience.
— Les vieilles familles de la Prairie devraient vous accepter, car vous satisfaisez aux conditions requises. Quant à l’objet de la mission que nous envisageons de vous confier… Le Chef du Saint Office avait hésité. Prononcer le mot tabou, c’était admettre l’existence du fléau. Il détourna les yeux ; ses lèvres remuèrent sans proférer un son. Il emplit ses poumons de l’air sans vie de la cellule. Il s’agit de l’épidémie, avait-il murmuré.
Silence de Roderigo. L’aveu de Sender O’Neil n’était pas tout à fait une révélation pour lui, dans la mesure où les confidences du jeune acolyte avaient déjà produit leur effet. La colère l’emportait maintenant sur la stupéfaction. L’autre avait sans doute déchiffré sur son visage les signes d’un profond mécontentement. Il agita la main, dans un geste de dénégation, ou d’excuse.