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— Je sais. Depuis près de vingt ans, nous serinons à la face du monde que cette épidémie est une invention, propagée par les fauteurs de troubles. Cette attitude, à laquelle votre oncle a souscrit, était dictée par le souci d’éviter à l’humanité un désastre encore plus grand. Dès l’instant où nous admettrons l’apparition de certains cas d’une maladie mystérieuse et mortelle, l’épidémie deviendra pour tous une terrible réalité et la panique se répandra comme une traînée de poudre. Ce sera la fin de tout. Croyez-moi, notre prudence est le dernier rempart contre le chaos.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

— Les ordinateurs sont catégoriques, quels que soient les programmes envisagés. Pourquoi ? C’est très anglais : jusqu’à nouvel ordre, rien ne peut enrayer l’épidémie. Il n’existe encore ni remède, ni sérum, ni vaccin. Nous avons bien isolé le virus, mais à ce jour, aucun laboratoire n’a pu mettre au point un anticorps. Toutes les tentatives ont échoué. Nous ignorons même l’origine géographique du phénomène. Nos chercheurs travaillent dans le brouillard, ils n’ont aucun espoir à court terme. Les machines, elles, ne laissent aucun doute ; si l’univers apprend la vérité, tout est perdu.

— Le Saint-Siège sera à jamais discrédité, et alors ? Qui s’en soucie ?

— Il n’y aura plus de Saint-Siège, plus de civilisation, plus rien ! Il n’y aura bientôt plus un être vivant à travers le système. Essayez de comprendre, si vous le pouvez. Le taux de mortalité est de cent pour cent. Personne n’est immunisé. Ma famille est condamnée, la vôtre, celle du voisin. Nous y passerons tous ! Vous, moi, l’acolyte qui vous a guidé jusqu’ici, nous sommes des morts en sursis.

L’homme s’exprimait avec une véhémence plus convaincante que les longs discours. L’épidémie, Rigo en prenait peu à peu conscience, constituait un cataclysme sans précédent dans l’histoire de l’humanité, tout au moins par l’étendue et l’irrévocabilité de ses conséquences.

— Si la situation est telle que vous la décrivez, pourquoi pensez-vous qu’il existe une solution sur la Prairie ?

— Ce n’est qu’une rumeur, étayée par de faibles indices. Peut-être n’est-ce que le besoin éperdu de ne pas s’avouer tout à fait vaincus. Nos ancêtres ont poursuivi tant de rêves d’eldorado et de pierre philosophale…

— Épargnez-moi vos digressions. Ces indices, quels sont-ils ?

— Selon nos missionnaires du temple de Semling, l’épidémie aurait épargné la Prairie.

— La belle affaire ! La Terre aussi est épargnée.

— Si seulement vous disiez vrai ! Apprenez que depuis peu, les cas mortels se sont multipliés. Quand le mal est identifié, les personnes atteintes sont aussitôt placées en quarantaine. Sender O’Neil se passa la main sur le visage, comme pour en effacer toutes les marques de fatigue. Croyez-moi, je les ai vus de mes yeux, hommes, femmes, enfants, animaux. L’épidémie a gagné tous les continents. Si vous en doutez encore, si vous exigez des preuves, je suis à votre disposition.

Roderigo se remémora les photographies insoutenables que lui avait montrées le prêtre, sans préciser qu’elles avaient été prises en un lieu quelconque de la Terre. Il se contenta de secouer la tête, tout en réfléchissant.

— Êtes-vous certains que les autorités de la Prairie, prises de court et affolées comme vous pouvez l’être, ne pratiquent pas, elles aussi, le secret d’État en isolant leurs malades ?

— Nos agents sont persuadés qu’il leur serait impossible de camoufler longtemps une information de cette nature. Leur structure sociale est très différente de la nôtre. S’il se confirme que le fléau se tient à l’écart de cette planète…

— Pour l’amour du ciel, qu’attendez-vous pour envoyer là-bas une armée de médecins, de chercheurs, d’immunologistes, que sais-je ! s’emporta Rigo. Pourquoi vous en prendre à moi ?

— Les aristocrates qui tiennent là-bas le haut du pavé refuseraient tout net d’accueillir la moindre mission à caractère ouvertement scientifique. Munis d’un visa de tourisme, nos envoyés se trouveraient dans l’impossibilité de quitter la Zone Franche, nom donné au territoire qui s’étend autour du spatioport et de l’unique centre commercial de la planète. Le Saint-Siège ne dispose malheureusement d’aucun pouvoir d’intervention sur cette colonie.

Rigo parut stupéfait.

— Comment, pas de mission, pas de temple, pas de cinquième colonne ?

Sender O’Neil ne daigna pas sourire.

— La communauté pénitentiaire chargée de mettre au jour et d’explorer les ruines de la cité Arbai représente notre seul véritable contact avec la Prairie. Il fit entendre un léger soupir. Quand nos acolytes sont défaillants dans l’accomplissement de leur tâche, nous les expédions là-bas. À vrai dire, notre « mission archéologique » était déjà à l’œuvre quand sont arrivés les premiers colons. On les appelle les moines de la Fraternité Verte, en raison de la couleur de leur soutane et de leurs préoccupations écologiques. Leur nombre a depuis peu dépassé le millier. Leurs relations avec les aristocrates sont pour ainsi dire inexistantes.

— N’avez-vous pas fait l’impossible pour transformer ces malheureux pénitents en espions ?

— Je ne le nie pas. Jhamlees Zoe, représentant local du Doux Endoctrinement, enrage de voir le peu d’ardeur que nous mettons à propager notre foi sur cette planète irréductible. Si cela ne tenait qu’à lui, la Prairie serait vite convertie, à grands coups de sabre. C’est une forte tête ; il n’a que faire des ordres réitérés du Hiérarque, lui enjoignant de modérer ses ambitions missionnaires, ou de rentrer au bercail.

— Quelle tactique ont adoptée vos moines, dans le but de se rapprocher des aristocrates ?

Sender O’Neil fut secoué d’un rire silencieux.

— Vous ne devinerez jamais… Ils se sont convertis à l’horticulture et au jardinage ! Au point d’acquérir dans ces spécialités un renom si éclatant que même Jhamlees Zoe n’osa mettre un terme à tant d’extravagances. On leur confie volontiers l’aménagement ou l’entretien des parcs, sans que cette activité fournisse l’occasion des contacts dont ils auraient besoin pour recueillir des renseignements vraiment significatifs. Quant à ces maudits aristocrates, pour rien au monde ils ne nous laisseraient prendre pied sur leur précieuse planète.

— Leur avez-vous expliqué… ?

— Ils n’en ont cure, puisqu’ils ne sont pas concernés. Sous prétexte qu’ils étaient jadis dissidents, persécutés, ils ont manifesté, dès leur installation sur cette colonie, un violent désir séparatiste, plus préoccupés de défendre les privilèges et les traditions de leur caste que de maintenir une communauté d’idées, d’intérêts, d’affection et d’espérance avec la collectivité humaine. Au fil des générations leur isolationnisme s’est accru, et leur mépris des autres hommes. Ce sont des individus singuliers, réfractaires à tout prosélytisme. On devine chez eux une terrifiante étroitesse de pensée. C’est bien simple, ils refusent qu’on se mêle de leurs affaires, ils refusent de se laisser examiner. Ils refusent même qu’on leur rende visite !

— Le Saint-Siège dispose d’une flotte de guerre, il me semble, fit observer Rigo, non sans aigreur, tant il était vrai que ce fait constituait un sujet de scandale.

Frileusement replié sur une médiocre politique de clocher, les différents gouvernements planétaires faisaient le dos rond et s’accommodaient de l’autoritarisme du Saint-Siège. Après que la grande explosion démographique eut précipité l’humanité dans une émigration tous azimuts, le Hiérarque avait interrompu les explorations spatiales ; décision qui sonnait le glas de toute recherche, de toute innovation dans les domaines scientifique et artistique. Vieille de plusieurs siècles, la technologie militaire de sa flotte était sans doute périmée, le Saint-Siège n’en possédait pas moins la seule force interstellaire.