— Pardonnez-moi, dit-il. Nous avons tellement soif.
— Je le crois volontiers. Nous avons fait connaissance ce matin, il me semble ? Vous n’êtes plus… tout à fait le même.
— Ne vous fiez pas aux apparences. Je suis toujours Sylvan bon Damfels, fit-il avec une petite inclination de tête, le fils cadet de Stavenger et Rowena bon Damfels, vos hôtes pour la journée.
Stella se trouvait à l’autre bout de la pièce, en compagnie de son père. À peine eut-elle assisté de loin à la rencontre du jeune homme et de sa mère, à côté de laquelle se tenait Anthony, qu’elle rejoignait leur petit groupe. Marjorie procéda à de nouvelles présentations. Quelques instants plus tard, Eric bon Haunser s’excusait et s’éloignait en direction du buffet. Marjorie dévisagea Sylvan avec attention.
— Vous chassez, et cependant, vous n’aimez pas la chasse ?
Sylvan la considéra bien en face ; rien ne semblait devoir échapper à son regard fixe.
— Devant vous, madame, qui êtes étrangère, et devant vos enfants, je peux bien en faire l’aveu. La fatigue, ou l’émotion, altérait sa voix. À la condition que cette confidence ne parvienne pas aux oreilles des membres de ma famille, pas plus qu’à celles de leurs amis.
— Vous avez notre parole, dit gravement Tony, toujours aussi pâle, mal remis du trouble dans lequel l’avait plongé la vision fugitive du renard.
— Si je prends le risque de vous livrer le fond de ma pensée, c’est dans votre intérêt, reprit Sylvan. On vous demandera peut-être de vous joindre à une des chasses de la saison. Jusqu’à ce jour, l’éventualité d’une telle invitation me semblait improbable ; j’ai changé d’avis après avoir vu votre mari. Tout bien pesé, il n’est pas exclu qu’une telle proposition vous soit faite. Le cas échéant, je vous recommande de refuser.
Il les regarda tour à tour avec, dans les yeux, une méditative, une intense prière. Il s’inclina de nouveau et tourna les talons.
— Quel poseur ! s’exclama Stella. D’un petit mouvement de tête, sec et crâne, elle rejeta ses cheveux en arrière.
— Je n’en suis pas si sûre, dit sa mère, songeuse.
— Les Hipparions peuvent bien vous donner des sueurs froides, à lui comme à toi. Je ne ressens rien de tel, au contraire. Je me vois très bien juchée sur l’une de ces montagnes. Je me débrouillerais.
Marjorie était horrifiée. La peur l’empoigna sans transition.
— Nous en sommes convaincus, Stella. Moi aussi, je me débrouillerais. Ton père et ton frère en feraient autant. Il suffirait de quelques leçons, et nous monterions aussi bien que n’importe lequel d’entre eux. Demandons-nous plutôt si nous aurions avantage à accepter, au cas où nos hôtes formuleraient expressément cette requête. Le seul allié que nous ayons dans l’assistance vient de nous donner là-dessus un avis catégorique, quand rien ne l’y obligeait.
6
Sous bien des aspects, les cités Arbai dont les ruines sont exhumées ici et là se ressemblent toutes. Abandonnées de fraîche date (étant entendu que le temps réel et le temps archéologique n’obéissent pas au même rythme), elles renferment une énigme dont les hommes subissent le poids sans pouvoir la déchiffrer.
Les vestiges mis au jour ne sont ni très hauts, ni très imposants ; en revanche, l’ensemble occupe une place considérable. Les cités Arbai s’étalent. L’angle droit n’y est pas à l’honneur : les demeures aux façades très ouvragées épousent les courbes des rues sinueuses, serpentines. Aucun véhicule n’a jamais été retrouvé. Cette absence conduit à penser que les habitants vaquaient pedibus à leurs mystérieuses occupations.
Chaque cité possède une bibliothèque, une grand-place, au centre de laquelle s’élève un édifice que certains identifient à une œuvre d’art, d’autres à un totem. Les mêmes étranges dispositifs ont été retrouvés à l’extérieur de toutes les villes, assimilés par les archéologues tantôt à des incinérateurs, tantôt à des crématoriums. Quelques-uns ont avancé l’hypothèse selon laquelle il pouvait s’agir d’engins de transport, dans la mesure où l’on n’avait encore jamais retiré du sol le moindre objet ressemblant de près ou de loin à un vaisseau. Pourquoi ces étranges machines ne conjugueraient-elles pas les fonctions du vide-ordures, celles du four crématoire et du moyen de locomotion ? ont riposté les fines mouches.
Sur les sites les plus remarquables, les recherches n’ont révélé que peu de cadavres intacts, seuls le plus souvent, ou par deux, toujours à l’intérieur d’un logis, derrière une porte close. À cet égard, les ruines de la Prairie constituent l’exception.
Dans cette cité, parmi les plus vastes explorées à ce jour, on a retrouvé des corps par centaines, aussi bien entre les murs des maisons particulières que dans les rues, sur la place et dans la bibliothèque. À quelque endroit qu’on le fouillât, le terrain était fertile en vestiges momifiés. Au cours de toutes ces décennies, les recherches archéologiques ont été le fait d’hommes jeunes, les moines verts de la Fraternité, qui se voyaient imposer une tâche ingrate, interminable, minutieuse, pour laquelle ils n’avaient à l’origine aucune disposition.
Au fil des ans, par la force des choses, certains de ces « manieurs de pioche » improvisés ne purent échapper tout à fait à la fascination qu’exercent les traces émouvantes d’une race morte, découvertes jour après jour. Pour un seul d’entre eux, la cité Arbai, splendeur défunte, est devenue une raison de vivre et de rêver. Jadis médiocre acolyte du Saint-Siège, exilé depuis des lustres, portant aujourd’hui sa robuste vieillesse avec sérénité, le frère Mainoa se sentait chez lui au milieu des ruines.
Il ne se lassait pas de parcourir les tranchées tortueuses, poursuivant une réflexion solitaire, un colloque silencieux entre les sédiments de tristesse accumulés au fond de sa mémoire et la parole secrète de la grande architecture enfouie, dont le sens se dérobait toujours. Mainoa avait lui-même déterré une grande partie des habitants de la cité. À tous, il avait donné un nom. Il passait avec eux le plus clair de son temps, même si ces grands objets paisibles et terrifiants n’avaient pas le privilège exclusif de son amitié.
À la tombée du jour, frère Mainoa se rendait parfois dans le bosquet voisin. Assis sur une racine aérienne, toujours la même, il curait sa pipe, la bourrait, l’allumait et la fumait tranquillement, adossé à l’arbre, poursuivant avec ce qui semblait devoir être le génie tutélaire du bois une conversation dans laquelle il faisait les questions et les réponses.
Ce soir-là, le vieux frère s’installa sur son siège habituel avec une grimace et un soupir de lassitude. Il ressentait dans tout le corps des courbatures que les ans seuls ne justifiaient pas. À quoi pouvait-on s’attendre, après tant de nuits d’hiver passées dans un logement à peine chauffé, sur une méchante paillasse ? Encore l’insalubrité du lieu s’était-elle atténuée depuis qu’il avait rafistolé le toit. Sa pipe allumée, il en tira une première bouffée odorante.
— Pour ce qui est de l’herbe écarlate, dit-il, comme se parlant à lui-même, non pas celle qu’ils nomment la Pourpre Royale, mais l’autre espèce, plus discrète, et bleue dans son plein épanouissement, le croisement avec la rose est très prometteur. Selon une proportion de deux contre un, on obtient un produit riche en protéines, un excellent fortifiant. La saveur n’est pas exaltante, toutefois ce n’est encore qu’un début.
En écho aux paroles du vieil homme, dans la cime de l’arbre prit naissance un énorme vrombissement qui ressemblait à s’y méprendre à un ronronnement de curiosité.