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Est-ce de ma faute si nous sommes demeurés des étrangers l’un pour l’autre ? songea-t-elle. N’ai-je pas fait de mon mieux pour le comprendre ? De son côté, a-t-il consenti le moindre effort ? Éternelle litanie des plaintes, des doux reproches et des excuses qu’elle avait l’habitude de réciter en confession au Père Sandoval, à l’époque où cet homme digne, croyant ainsi œuvrer à un raccommodement douteux, lui recommandait, en guise de pénitence, abnégation et soumission.

— Dieu m’en est témoin, j’ai essayé de parler à ton père, comme je l’ai fait avec toi, chuchota-t-elle, s’adressant à l’image inoffensive de sa fille endormie, aussi vainement, car vous ne vouliez rien entendre. Ma tendresse était si grande que je voulais la communiquer avec les simples mots, les gestes infimes qui produisent entre un homme et une femme, une mère et son enfant, un effet d’intime résonance.

« Rien de paisible en vous, rien de simple. L’excès en tout est votre état naturel, et vous aimez comme on lance un défi. Je t’aime, je te hais, c’est chacun pour soi, dent pour dent. Pelotonnés le plus souvent dans la malédiction des solitaires, vous passez de l’exaltation au plus noir abattement. Stella, quand naîtra-t-il entre nous cette lumière, cet instant d’indiscutable reconnaissance et de confiance ? Non que la jeune fille manifestât une quelconque préférence pour son père, non qu’elle eût avec lui des relations plus étroites, plus intimes. En réalité, toute l’affection dont Stella était capable semblait s’être concentrée sur la compagne qu’elle avait dû sacrifier pour suivre ses parents, l’incomparable Elaine Brouer.

Comme toujours, lorsqu’elle songeait à l’amie de cœur que s’était choisie sa fille, Marjorie se sentit inconsolable et vide. Pas de vraie souffrance, plus de souffrance depuis longtemps, si ce n’était l’horrible démangeaison d’une vieille cicatrice. La jalousie avait cessé de l’importuner à mesure qu’elle sombrait, face à l’hostilité de Stella, dans une sorte d’engourdissement émotif. L’esprit, désormais, restait froid, mais dans tout le corps résonnait un terrible bourdonnement de frustration et de peur.

— Tu ne m’aimes pas, je le sais. Quand j’étais petite, tu avais promis de m’emmener à Westriding. Or je n’y suis jamais allée !

Stella, quinze ans, ruminait une rancœur vieille de plusieurs années.

— Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Grand-père était si mal en point qu’il ne pouvait recevoir aucune visite, à telle enseigne qu’il est décédé peu de temps après.

— Sans respecter ta promesse, sans me demander mon avis, tu as décidé d’annuler notre voyage. Combien de fois ne t’es-tu pas engagée à faire ceci ou cela avec moi, et combien de fois ces projets ne sont-ils pas tombés à l’eau ? À présent, tu exiges que j’abandonne mes amis pour vous suivre dans cet endroit sinistre. Si je vous suis, ce sera contrainte et forcée ! Suivre qui, d’abord ? Suivre quoi ? Si encore nous formions une vraie famille. Si seulement je pouvais être la sœur d’Elaine ! Les Brouer, au moins, ont un comportement normal.

Marjorie avait rapporté au père les propos de la fille.

— Si elle me parle encore une fois de ces gens, je l’étrangle !

Rigo lui avait jeté un coup d’œil méfiant.

— Elaine et Stella sont inséparables. Pourquoi le prendrais-tu en mauvaise part ?

— Ce qui me déplaît, c’est le fait que ma fille agite le nom des Brouer sous mon nez comme un chiffon rouge. Les Brouer, ces parangons de vertu !

— C’est de son âge. Un travers de l’adolescence ne consiste-t-il pas à idéaliser la famille du voisin ?

— Voilà un travers dans lequel je ne suis jamais tombée.

— Évidemment, tu es bizarre. Tu ne fais rien comme tout le monde.

Je suis bizarre, se répéta Marjorie, les yeux fixés sur sa fille. Pourquoi Stella avait-elle jeté son dévolu sur les Brouer ? Cette famille était donc bien exceptionnelle pour exercer sur elle un tel ascendant ? Une vraie famille, s’entendait rabâcher Marjorie, comme un reproche. Dans la bouche de sa fille, le mot semblait investi d’un mystérieux pouvoir.

— Je voudrais être la fille des Brouer, proclamait Stella avec une constance effarante, consciente de la blessure infligée à sa mère, savourant cette affectation de cynisme puéril. Les Brouer, au moins, agissent ensemble. Ils font cause commune, en toutes circonstances. Je rêve d’une famille unie.

— As-tu songé que la Prairie pourrait nous fournir l’occasion de retrouver une certaine cohésion ? Là-bas, nous devrons compter sur nos propres forces.

Après avoir écouté ce petit couplet sans émotion, l’air buté, Stella avait menacé de rester sur Terre, envers et contre tous. Jusqu’au dernier jour, Marjorie avait redouté une mise au pied du mur : « Je ne pars pas. Les Brouer acceptent de se charger de moi. »

Qu’aurait-elle répondu ? « Il sera fait comme tu le souhaites, Stella. Moi non plus, je n’ai pas envie de partir, pas plus que ton père, pour d’autres raisons. Moi, j’ai mauvaise conscience à l’idée d’abandonner les nécessiteux de St. Magdalen, lui, il se languira d’ennui, privé de ses clubs, de ses comités, de ses virées nocturnes en compagnie d’Eugénie. Cette mission est une corvée à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, par devoir envers l’humanité. Toi, c’est différent. Tu n’es pas tenue de respecter une quelconque obligation morale. Reste si ça te chante, et crève de l’épidémie. Crevez tous, je m’en fous.

Marjorie referma la porte, doucement, doucement. Tandis qu’elle cheminait vers sa chambre où l’attendaient d’autres heures d’insomnie, son esprit enfourchait de familières et rassurantes chimères. La vie se chargerait d’apprivoiser Stella. Viendrait le jour où elle les quitterait pour de bon. Puis viendraient le mariage, les enfants. Les responsabilités émousseraient cette sensibilité d’écorchée vive. La maturité était à ce prix. Qui sait si Stella n’éprouverait pas alors le besoin de se rapprocher de sa mère ?

À cette pensée, tout courage soudain l’abandonna. Elle pâlit ; prise de faiblesse, elle dut se soutenir d’une main à la cloison. Quel avenir aurait Stella si le vent de la mort balayait tout ? À quoi bon lui préparer un futur bienveillant si la rumeur qui justifiait leur mission n’était qu’un leurre, si l’épidémie était déjà à l’œuvre sur la Prairie ?

Marjorie regagna sa chambre. Elle demeura quelque temps recroquevillée sur une chaise, transie malgré la tiédeur de la température. Quand le jour s’insinua, elle s’habilla en hâte et sortit.

À peine eut-elle pénétré dans la grotte des chevaux qu’elle se sentit rendue à la paix. Leur affection sincère et sans chichis était comme une grande vague de chaleur qui lui communiquait une force nouvelle. Elle allait d’une stalle à l’autre, distribuant les caresses, les mots tendres et, dans le creux de sa paume, des fragments d’une brioche qu’elle avait songé à prendre en passant dans la cuisine. Quijote hennissait et labourait le sol d’un sabot impatient. Marjorie passa un bras autour de l’encolure, elle appuya sa tête, fraternellement, contre la tête fine de l’animal.

— Quijote, mon beau, il n’y en a pas deux comme toi.

Elle écouta sa respiration profonde, un peu précipitée. Pendant un instant la sauvagerie de Stella, les infidélités de Rigo, les Hipparions, la meute, la bête d’Apocalypse qui prenait tantôt le nom de renard et tantôt celui d’épidémie, tous ces objets de ressentiment et d’effroi devinrent des souvenirs dérisoires, incapables de la faire souffrir.

— Allons prendre l’air, murmura-t-elle.

Elle monta sans selle. Ce matin-là, il n’était pas question d’exercices, mais de plaisir. Elle guida Quijote par un chemin encaissé, sinueux, jusqu’à la vallée circulaire.