— J’avais l’espoir qu’en la voyant, il te viendrait une idée, soupira Jandra. Une réminiscence, plutôt. Cette enfant n’a pas toujours été ainsi, j’imagine.
Kinny fit mine de réfléchir. Quelque chose, dans la ligne du visage, évoquait une ombre de souvenir, un air de parenté, vague, flottant, incertain. Avec qui, elle n’aurait su le dire. Sur un point, seulement, elle était catégorique : il ne s’agissait nullement de quelqu’un du Faubourg.
— Je sais à quel point c’est difficile à croire, pourtant n’est-il pas vraisemblable qu’elle soit descendue d’un vaisseau en provenance d’un autre monde ?
— Jelly refuse d’admettre cette explication, la plus plausible, à première vue. Il s’en tient aux faits. Personne ne l’a vue aux terminus des lignes intérieures ; elle ne figure pas davantage sur la liste des passagers des derniers vols spatiaux. De plus, elle n’a jamais mis les pieds à l’hôtel. Elle a surgi dans la cour de Ducky Johns, comme par enchantement. La pauvre souffre d’une amnésie totale, elle ne nous apprendra rien.
— As-tu des projets la concernant ?
Jandra haussa les épaules.
— Je vais m’efforcer de lui trouver un foyer convenable, que puis-je faire de plus ? Et le plus tôt sera le mieux. Jelly menace de perdre patience.
En fait, le mot choisi par Jandra donnait une version très atténuée de la vérité. Moins que la patience, c’était le sang-froid du vigilant qui se trouvait mis à rude épreuve par la présence sous son toit d’une créature si provocante de pureté, et son affection sincère pour Jandra n’en pouvait mais.
— Tu as une semaine, au maximum, avait-il dit avant de sortir en claquant la porte dans un geste d’une violence très inhabituelle de sa part.
Encouragé par Eugénie, laquelle se morfondait dans son petit pavillon, Rigo s’était mis en tête d’offrir à ses hôtes une mémorable réception à Opal Hill. La famille avait été conviée à observer trois autres chasses, dans des circonstances identiques à celles qui leur avaient été proposées la première fois, à ce détail près que les Pères James et Sandoval avaient reçu l’autorisation de se joindre à la dernière expédition en aéronef. Après quoi, d’un commun accord, on avait décidé que toutes les chasses se ressemblaient et qu’on en avait assez vu. Rigo déclina donc les offres ultérieures. Incompréhensible aux yeux des bon, cette décision confirma les préjugés défavorables que la plupart d’entre eux nourrissaient contre les Terriens. Tout à ses perspectives mondaines, l’ambassadeur du Saint-Siège se trouva d’autres sujets de préoccupation. Roald Few, venu en personne superviser la livraison et l’installation, assura que tout serait prêt dans les délais.
— Rideaux, tapis, meubles, projections murales, vous les aurez dans quinze jours, au plus tard, et vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de la qualité, faites-moi confiance.
— Je l’espère bien, dit Marjorie. Messire Yrarier est un farouche partisan de la politique de rapprochement amical entre les peuples. Il a l’intention de lancer autant d’invitations qu’il se trouve d’hommes et de femmes en âge de danser parmi les aristocrates. Il prévoit une grande soirée de gala.
Persun Pollut, le secrétaire, assistait à cet entretien. Il laissa échapper une exclamation de surprise moqueuse. Roald le réprimanda d’un coup d’œil.
— Pers, voyons, l’ambassadeur vient d’arriver ; il ne peut être au courant de tout. Lady Westriding, ce jeune homme est un impertinent, mais je pense comme lui. Le moment est mal choisi pour les festivités. Au printemps ou à l’automne, saisons de chasse, seuls les parents pauvres, les mutilés ou les collatéraux répondront à vos invitations. Ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont plus admis à pratiquer le divertissement de la bonne société.
Marjorie le dévisagea, partagée entre la stupeur et le doute. Cet artisan cossu semblait au-dessus de tout soupçon. Jusqu’à un certain point, ainsi qu’il l’avait lui-même laissé entendre, ses intérêts et ceux de la mission coïncidaient, aussi n’avait-il aucune raison d’user envers eux de ruse et de stratagèmes.
— J’aurais besoin de quelques renseignements, dit-elle à mi-voix.
Roald Few l’imita et baissa le ton, adoptant un murmure propice à la conspiration.
— Je suis à votre disposition, Lady Westriding.
— Lorsque nous sommes allés à Klive, voici quelques semaines, les bon Damfels étaient en deuil.
— En effet.
— Ils avaient perdu l’une de leurs filles peu de temps auparavant. Un accident de chasse, nous a-t-on dit. Eric bon Haunser a perdu ses jambes dans les mêmes circonstances. Chaque fois que je me suis trouvée au milieu d’eux, à l’occasion des rassemblements qui clôturent les journées de chasse, par exemple, j’ai compté autour de moi plus de prothèses que je n’en voyais en l’espace d’un an dans n’importe quelle ville de la Terre. Qu’en est-il exactement de ces accidents ?
— Ma foi… Roald Few se dandina d’un pied sur l’autre et se tint coi.
— Il en existe de toutes sortes, commença Persun Pollut, comme s’il s’apprêtait à faire un exposé sur les perturbations du système solaire. En premier lieu viennent les chutes, puis les embrochements, puis l’hostilité d’un chien qui vous a pris en grippe et se venge ; enfin, il y a les disparitions.
Sur le dernier mot, la voix calme et posée tomba au diapason du chuchotement. Roald Few acquiesça.
— Tout au moins est-ce ainsi que nous voyons les choses, nous, les roturiers, enchaîna-t-il. Nous avons tous des parents parmi les domestiques des grandes maisons. Sans regarder par les trous des serrures, sans écouter aux portes, ils sont les témoins de certaines scènes, ils surprennent bien des conversations. En additionnant toutes ces bribes, avec un peu d’imagination, nous arrivons à reconstituer ce qui est passé sous silence.
— Pourquoi les chutes auraient-elles des conséquences si tragiques ? s’étonna Marjorie. Il arrive souvent que nos cavaliers basculent et tombent, ou soient désarçonnés. En général, ils se relèvent avec plus de peur que de mal.
— Ici, celui ou celle qui a le malheur de perdre l’équilibre est impitoyablement piétiné. Le corps est écrasé dans l’herbe avec acharnement. À la fin, vous vous en doutez, il ne reste plus grand-chose.
Marjorie avait pâli ; elle croisa les mains.
— J’ai compris, murmura-t-elle.
— Venons-en au second facteur de catastrophes. Si vous avez vu un Hipparion, vous devinez que le cavalier se trouve en danger constant d’être transpercé. On s’étonne moins de la rareté de ces accidents, lorsqu’on sait que les futurs chasseurs s’exercent pendant des semaines d’affilée à maintenir leur position. De temps à autre, l’un d’eux s’évanouit, ou bien sa monture s’arrête brusquement, l’infortuné est projeté en avant et s’enferre sur les pointes redoutables de la herse que les monstres portent sur le cou.
Marjorie avala sa salive. Ses mains s’étreignaient comme des amies désemparées.
— Quant aux chiens de meute, poursuivit le jeune secrétaire, ils sont très chatouilleux. Si un chasseur, sans le vouloir, a offensé la susceptibilité de l’un d’eux, le pauvre se fera enlever d’un coup de dents un bras ou une jambe à la fin de la journée, lorsqu’il mettra pied à terre devant le mur d’enceinte de la propriété.
— Vous dites : « Offenser la susceptibilité…» En quoi peut bien consister l’outrage ?
— Ne nous en demandez pas trop, Lady. Comment saurions-nous ce qui peut froisser un chien ? Les bon, à ce qu’il semble, ne sont pas mieux renseignés.