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— Qu’appelez-vous « disparition » ?

— Il n’y a pas d’autre mot. Au retour, un chasseur manque à l’appel. Il s’est volatilisé avec sa monture. Les disparus sont toujours des novices, de sexe féminin de préférence. On ne les revoit jamais.

— En somme, disparaissent surtout les jeunes filles qui se trouvent en queue de peloton, fit observer Marjorie, songeuse. Quand on remarque leur absence, il est trop tard. Qu’est-il arrivé à la petite Damfels ?

— Elle a subi le même sort que Janetta bon Maukerden, la fiancée de Shevlok bon Damfels. Elle s’est envolée. Comment je le sais ? Salla, cousine de ma belle-sœur, est depuis toujours au service de Rowena bon Damfels. Elle a vu naître Dimity, ou peu s’en faut. Tout a commencé à l’automne dernier, lorsque la jeune fille, au retour de sa première chasse, confia à sa mère qu’elle s’était sentie gênée par le regard de l’un des chiens, constamment fixé sur elle. Le même manège se produisit pendant la seconde sortie que fit Dimity. Le chien ne la quittait pas des yeux. Il s’ensuivit une violente prise de bec entre les parents ; Rowena obtint à l’arraché que Dimity ne chasserait plus de la saison. Vint le printemps. Stavenger imposa sa volonté : cette fois, la petite serait des leurs. Gageons qu’il n’a cessé, depuis lors, de regretter sa décision. Dimity ne devait jamais revenir de cette première chasse printanière.

— Elle s’appelait Dimity ? Quel âge avait-elle ?

— Dimity Diamante bon Damfels, la benjamine. Votre calendrier terrien lui donnerait dix-sept ans.

— Les bon Damfels avaient cinq enfants ?

— Pas moins de sept, Lady. Deux autres ont péri piétinés, je crois bien, alors qu’ils étaient encore novices. Leurs noms me sont sortis de l’esprit, malheureusement. Il reste deux filles et deux fils, Amethyste, Emeraude, Shevlok, Sylvan.

— Sylvan, répéta Marjorie. Elle n’avait pas oublié l’avertissement solennel du jeune homme trop émotif, trop sensible, qui prétendait mépriser les soi-disant plaisirs de la chasse. Cette rencontre dans les salons de Klive était demeurée sans lendemain. Sylvan bon Damfels n’était ni un infirme, ni un parent pauvre, elle avait donc peu de chances de le revoir, à moins d’être à nouveau conviée chez les bon Damfels. Elle voulut en avoir le cœur net. L’un ou l’autre de ces quatre enfants répondrait-il à notre invitation ? demanda-t-elle.

— Aucune chance, dit Roald, catégorique. À votre place, j’ajournerais cette réception.

— Il reste l’hiatus, lui rappela Persun Pollut.

L’autre prit l’air contrit.

— Comment ai-je pu oublier l’hiatus ! Voilà près de dix de leurs longues années que je suis installé sur cette planète, et j’avais oublié le fichu hiatus !

Le regard intrigué de Marjorie allait de l’un à l’autre.

— Qu’est-ce qu’un hiatus ? demanda-t-elle enfin, voyant que personne ne se décidait à lui fournir une explication.

— Tous les ans, au début ou à la fin du printemps, pendant une semaine, les chiens et les Hipparions disparaissent. Nul ne sait où ils vont. Peut-être est-ce pour eux la saison des amours ou pour les femelles, celle de la délivrance. On ne les voit plus, mais on les entend. La steppe retentit de hennissements, vagissements et hurlements divers.

— Parfait, dit Marjorie. Quelle est la date du prochain hiatus ?

Les deux hommes échangèrent un sourire.

— Qui pourrait le dire avec certitude ? Elle varie selon les années, tantôt dès les premiers beaux jours, tantôt à la veille de l’été.

— N’y a-t-il donc personne qui sache prévoir avec un peu d’avance la défaillance des Hipparions et des chiens ?

— À vrai dire, Lady Westriding, la population de la Zone Franche ne prête aucune attention à l’hiatus. Les aristocrates, vous pensez s’ils sont attentifs ! Le moindre changement, dans le comportement de la meute ou l’attitude des Hipparions, doit donner lieu à des commentaires infinis. Au pire, ils savent à quoi s’en tenir lorsqu’un beau matin, habillés de pied en cap pour la chasse, ils se retrouvent sans monture et sans chien.

— Dans ce cas, ne pourrions-nous rédiger nos invitations dans ces termes : « L’ambassadeur et Lady Westriding seraient heureux de vous recevoir à l’occasion de la réception donnée à Opal Hill, le troisième soir de l’hiatus…» ? Il leur faudrait alors inventer un nouveau prétexte pour se dérober.

— À ma connaissance, il ne se passe jamais rien pendant l’hiatus, fit remarquer le secrétaire sur un ton dubitatif. Une telle initiative serait sans précédent.

— Raison de plus pour essayer, rétorqua Roald Few. Si Messire Yrarier n’a pas la patience d’attendre l’été, saison mondaine par excellence, il ne lui coûte rien de tenter sa chance dès à présent.

Informé de cette nouvelle difficulté, Rigo décida sur-le-champ de suivre le conseil fataliste du maître artisan.

— L’été est trop loin. Nous ne pouvons nous permettre de rester les bras croisés pendant un laps de temps équivalant à près d’une année terrestre. L’épidémie n’attend pas, Marjorie. Il est grand temps que les aristocrates, de gré ou de force, fournissent les renseignements que nous sommes venus chercher. Dès que les pièces du haut sont aménagées, nous envoyons nos invitations. Si nous outrepassons les limites de la bienséance, bon Haunser nous le fera savoir.

Le « coup d’audace » devait se révéler payant au-delà de toute espérance. Les invitations furent diffusées par le grand-com, et tout le monde s’empressa d’accepter. L’ampleur du succès ébranla l’assurance de Marjorie. Elle avait le trac, comme les bons acteurs avant d’entrer en scène. Pour se rassurer, elle décida de se rendre sur le théâtre de la future représentation, à l’étage.

La température y était toujours aussi fraîche, mais le salon d’été se parait des couleurs les plus chaleureuses. Marjorie avait procédé elle-même à l’accrochage des tableaux, reproductions holographiques des originaux demeurés dans leur domicile terrien, ainsi qu’à la disposition des sculptures et bibelots. La serre du village, rendue à son activité grâce aux crédits alloués par Rigo, avait fourni les somptueux bouquets d’iris et de lys tigrés. Le regard de Marjorie fut attiré par l’ovale bleu nuit d’un guéridon. Elle effleura de la main la surface lisse, aussi polie qu’un miroir.

— C’est ravissant, murmura-t-elle.

— Merci, dit Persun Pollut. Je transmettrai le compliment à mon père. Il a fait cette table lui-même.

— Où trouve-t-il un bois aussi précieux ?

— Charpentiers, menuisiers, ébénistes utilisent surtout des matériaux d’importation. Attachés comme ils le sont à leurs traditions, les bons, principaux clients des artisans du Faubourg, ne résistent pas toujours à l’attrait du bizarre ou de la nouveauté. Pour les meubles destinés à la famille, aux amis, mon père choisit de préférence les arbres du marais. La forêt comporte quelques espèces magnifiques. Nous appelons ce bois-ci le joyau bleu. J’en connais un autre dont les nuances varient, en fonction de la lumière à laquelle il est exposé, du vert pâle au mauve.

— Ainsi, vous vous aventurez dans le marais. On m’avait dit que c’était follement dangereux.

— Il faut être suicidaire pour se risquer à l’intérieur du marais proprement dit. Heureusement, la forêt nous cerne et sa lisière s’étend sur cent cinquante kilomètres. Les bûcherons se contentent d’éclaircir cette bordure, encore leurs coupes sont-elles timides. Pour les boiseries de votre bureau, mon choix s’est fixé sur une essence locale. Vous serez satisfaite, je l’espère.

Il avait passé de longues heures à dessiner les motifs des moulures. Sûr de son fait, il était impatient de recevoir ses éloges.