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Marjorie lui adressa un sourire de confiance raisonnable.

— Vous êtes un artiste, Persun. Vous en avez la sensibilité. Comme elle se tournait vers la porte-fenêtre, pour la première fois, elle remarqua la silhouette de celle qui était en train de faire les cent pas sur la terrasse à balustrade, le visage morose, les mains sagement croisées derrière le dos. Excusez-moi un instant, je vous prie.

Le secrétaire s’inclina avec raideur ; il se donna la contenance sournoise d’un homme qui, sans la quitter des yeux, affecte de ne pas suivre du regard une femme tandis qu’elle s’éloigne.

— Eugénie ! La jeune femme s’était arrêtée ; Marjorie l’aborda avec une expression d’excessive urbanité. Eugénie, c’est à peine si je vous ai aperçue depuis notre arrivée. Comment supportez-vous ce changement ?

Face à elle, le maintien d’Eugénie était un peu trop étudié, un peu trop élégant. Ses joues s’étaient colorées. Rigo ne lui avait-il pas recommandé de se tenir à l’écart de la grande maison ?

— Je ne devrais pas me trouver ici, je le sais, mais je voudrais profiter de la navette du négociant pour me faire conduire en Zone Franche.

— Vous manquerait-il quelque chose ?

Eugénie n’était pas assez sotte pour imaginer des insinuations malveillantes sous la question la plus banale. Elle répondit avec simplicité.

— Rien de précis. J’avais surtout envie de me changer les idées. J’envisageais de visiter le Faubourg et de passer une nuit à l’hôtel. Je serai de retour demain.

— Comme cette vie doit vous sembler monotone.

Cette fois, Eugénie rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle garda le silence. Une expression de douceur passa sur le visage de Marjorie.

— Ma remarque a pu vous paraître blessante, je vous demande pardon. Écoutez, l’équitation n’est pas votre style, on me l’a dit, toutefois, vous ne détestez pas les animaux. Pourquoi ne saisissez-vous pas l’occasion de votre visite en ville pour vous procurer un petit compagnon, chiot, chaton, oiseau, que sais-je… peut-être même une gentille créature exotique ? Sans que l’on s’en rende vraiment compte, on se trouve accaparé, et le temps passe.

— Le temps, ce n’est pas ce qui me manque, en effet, répliqua Eugénie avec une pointe d’agacement.

— Rigo, ce serait plutôt le contraire, murmura Marjorie. Il n’a pas une seconde à lui.

Son regard se perdit du côté de la Vista Tenuata, succession de collines ainsi nommée en raison de l’admirable dégradé de vert, de gris et de bleu qu’offrait cette perspective, aussi loin que le ciel dans lequel se fondait le dernier relief. Ainsi en avait-il été de son animosité originelle pour Eugénie, estompée par le temps jusqu’aux bords pacifiés de la tolérance.

— Nous donnerons bientôt notre première réception, reprit-elle. Peut-être y ferez-vous quelques rencontres agréables ?

Le silence recouvrit le peu de conviction qu’il y avait dans sa voix. Cette soirée, on pouvait le craindre, serait pour Eugénie une déception supplémentaire. Elle était un objet de mépris pour les enfants, de plaisanterie pour les domestiques. Qui, parmi les aristocrates, ferait mine de s’intéresser à elle ? Ou bien sous-estimait-elle la séduction de la maîtresse de Rigo ?

— Je vous demanderais de faire un effort particulier vis-à-vis de deux de nos invités, Eric bon Haunser et Shevlok, le fils aîné des bon Damfels.

Eugénie eut un sourire las.

— Est-ce pour vous débarrasser de moi que vous me poussez dans les bras d’autres hommes ?

— Cette soirée devrait nous permettre de poser les premiers jalons d’un rapprochement. Voyons les choses en face : si certains de ces aristocrates succombaient à vos charmes, à ceux de ma fille, voire aux miens, peut-être se décideraient-ils à fréquenter Opal Hill, et ce serait pour le mieux. Après tout, l’établissement de relations cordiales avec ceux qui président au destin de cette planète n’est-il pas une condition nécessaire, la condition nécessaire à la conduite de notre enquête ?

— Vous affectez de croire que je connais l’objet de la mission ; vous avez tort. Rigo ne m’a rien dit.

Marjorie la dévisagea, bouche bée.

— C’est stupéfiant ! Ma pauvre Eugénie… ne sachant pas, pourquoi êtes-vous venue ?

L’étonnement d’Eugénie ne fut pas moindre. Cette femme, l’épouse de Roderigo Yrarier, la mère de ses enfants, comment pouvait-elle poser une question aussi naïve ?

— Je l’aime, dit-elle enfin d’une voix minuscule, comme à regret. Vous l’ignoriez ?

— Je l’aime aussi, répliqua Marjorie, sincère sur le moment. En toute franchise, cela ne change rien. Si je n’avais pas su la vérité, je ne l’aurais pas suivi.

Eugénie n’avait guère apprécié la suggestion de Marjorie concernant l’acquisition d’un « charmant petit compagnon », destiné à tromper sa mélancolie. Le conseil, toutefois, méritait d’être pris en considération. Dans sa situation, elle n’allait pas s’offrir le luxe de négliger une suggestion profitable, sous prétexte que sa rivale la lui avait glissée dans le creux de l’oreille. Eugénie n’avait jamais connu ce sentiment de vide, ce désespoir latent, tissé chaque jour par la solitude et le désœuvrement. Sur Terre, les dérivatifs ne manquaient pas, vrais ou faux amis, sorties, fêtes, spectacles, le vertigineux grouillement du monde vous entraînait. À la lettre, on ne voyait pas le temps passer. Comment s’était-elle retrouvée ici ? Et Rigo, dont elle n’aurait pu être plus éloignée si elle était demeurée là-bas, sous la protection d’un autre (décision qu’elle avait du reste envisagée de prendre, en dépit de son affection pour cet amant remarquable), à la suite de quel mauvais tour s’était-il laissé embarquer sur une telle galère ? Si quelque parti avantageux s’était trouvé disponible, sans doute aurait-elle choisi de rester.

Elle aimait Rigo, bien sûr. De tous les compagnons qui s’étaient succédé dans son existence, celui-ci était sans conteste le favori. Rigo avait de l’humour ; on ne s’ennuyait jamais avec lui.

Jusqu’à présent, tout au moins. Rigo, malheureusement, n’était plus le même depuis leur arrivée sur la Prairie. Dans les rares moments d’intimité qu’il lui accordait, Eugénie sentait son autorité et son silence chargé d’inquiétude peser sur elle comme un joug. Il relevait de la morne évidence que, privé de fantaisie, l’amour devenait une tâche ingrate, routinière et assommante en mettant les choses au mieux, éprouvante dans le pire des cas. Clouée dans ce désert pour une durée indéterminée, elle n’avait rien de plus judicieux à faire que de suivre le conseil « désintéressé » de Marjorie Westriding.

Roald Few ne se fit pas prier lorsqu’elle lui demanda s’il n’y avait pas une petite place pour elle dans son véhicule. Le maître artisan et ses apprentis rivalisèrent de galanterie à son égard. Roald lui-même lui recommanda d’aller trouver Jandra Jellico.

— Si vous cherchez l’amusement dans la compagnie d’une créature peu encombrante, vous trouverez votre bonheur chez Jandra. Sinon, elle vous indiquera une bonne adresse.

Comme si, redoutant qu’une aussi belle personne manquât de tact, il souhaitait prévenir quelque remarque désobligeante de sa part, Roald précisa que Jandra vivait dans un fauteuil roulant.

Eugénie n’était pas avec elle depuis une demi-heure que l’infirme, aussi perspicace que l’avait été Roald Few, savait à quoi s’en tenir. Tant la situation de cette jeune femme qu’elle croyait avoir percée à jour que le différend conjugal saisi en arrière-plan lui inspirèrent, comme à Roald, quelques considérations philosophiques sur l’infidélité des hommes et la sottise des femmes. Cette commisération mise à part, elle bénissait le ciel d’envoyer à point nommé une visiteuse susceptible de la tirer d’embarras.