Выбрать главу

— Vous tombez bien, j’ai justement ce qu’il vous faut. Une perle, un vrai miracle. Je l’ai dénichée dans la Zone, chez Ducky Johns. Quelque chose d’aussi délicat ne pouvait demeurer longtemps dans ce lieu de débauche, aussi ai-je décidé d’en prendre soin. Nous l’avons installée dans la chambre d’amis. Attendez-moi un instant, je vais la chercher.

Elle fit son entrée, merveilleuse de grâce, de fraîcheur, dans la robe de cotonnade dont Jandra lui avait appris à ne relever la jupe sous aucun prétexte. Les cheveux soyeux encadraient un visage si charmant que l’on mettait un certain temps à remarquer ce qui n’allait pas, les yeux fixes, hallucinés en permanence, comme si, du fond de sa cervelle d’oiseau, la jeune fille percevait déjà comme une menace, une source d’étonnement et d’effroi, le spectacle qui frappait son regard.

— Ce n’est pas un animal, mais un être humain, murmura Eugénie sur un ton non point de reproche, mais neutre, ramenant l’observation à une simple constatation de fait.

— Tout dépend du point de vue adopté, répondit Jandra. Cela dit, je serais encline à penser comme vous, aussi, en mon for intérieur, n’ai-je cessé de la considérer comme une personne à part entière. Elle est facile à vivre, vous verrez ; elle ne songe qu’à s’amuser, à la balle, au yo-yo…

Eugénie considérait avec un intérêt croissant cette « personne à part entière », sa cadette de quelques années. Quiconque les voyait côte à côte songeait que l’une aurait pu être la grande sœur de l’autre.

— Croyez-vous que l’on me permettra de la garder ? demanda-t-elle.

Jandra l’assura qu’elle n’avait aucune raison de s’inquiéter du contraire, tout en essayant de se convaincre que les difficultés ultérieures d’Eugénie ne la concernaient nullement, ravie qu’elle était d’être enfin débarrassée d’une future pomme de discorde entre elle et Jelly. Pas plus tard qu’hier soir, elle avait surpris le regard du cher époux posé sur la petite, et quel regard ! Pourtant, s’il s’était présenté un acquéreur d’une autre trempe, quelqu’un dans le genre de Marjorie Westriding, par exemple (son portrait physique et moral, tracé par Roald Few, avait fait le tour du Faubourg), elle aurait eu quelques problèmes de conscience à lui céder sa petite oie blanche. Lady Westriding n’aurait eu de cesse qu’elle n’eût découvert le pourquoi et le comment de l’amnésie de la malheureuse. Sans la laisser en paix un seul instant, elle aurait fait de sa vie un enfer. Pour d’autres raisons, on aurait hésité à remettre la pauvre enfant entre les pattes d’un croquant qui aurait usé envers elle d’une révoltante brutalité, encore qu’on se serait réduit à cette pénible extrémité plutôt que de voir Jelly lui-même succomber à la chatouille du diable.

Eugénie, par contre, offrait toutes les garanties. Avec elle, on pouvait en être certain, l’innocente ne servirait pas de souffre-douleur. Cette jeune femme connaissait la vie, sans être une dévergondée. En voilà une qui ne semblait pas devoir se creuser inutilement la tête, ou porter sur autrui des jugements à l’emporte-pièce. Peu lui importait le passé de l’amnésique, et jamais elle ne chercherait à savoir à la suite de quelles circonstances traumatisantes cette créature de lys et de rose s’était retrouvée dans la Zone, endormie sous la corde à linge de Ducky Johns, maquerelle notoire.

Eugénie et sa nouvelle acquisition firent le trajet de retour dans l’hydroplaneur des apprentis de Roald Few. Elle se fit déposer à la lisière du parc, de façon à pouvoir regagner son petit pavillon à l’insu de tous. Une foule de projets, plus charmants et inoffensifs les uns que les autres, lui trottaient déjà dans la tête. Après avoir choisi un nom approprié pour cette poupée grandeur nature, elle allait lui confectionner une garde-robe mirobolante et lui apprendre à danser.

Marjorie frappa à la porte du bureau de Rigo. Quand il eut répondu, elle entra.

— Suis-je en avance ?

— Entre, assieds-toi, dit-il, la voix rauque de fatigue. Asmir ne devrait plus tarder.

Il mit de l’ordre dans les papiers qu’il était en train de consulter, les rangea dans un coffret et verrouilla celui-ci sur-le-champ. Il coupa le circuit de transmission. Dans un coin de la pièce, l’écran muet du grand-com se couvrit de zébrures multicolores. Cela fait, il dévisagea son épouse.

— Je suis crevé, lessivé. Tu ne sembles pas en meilleure forme.

Marjorie acquiesça, souriante. Elle haussa les épaules.

— Je tiendrai le coup. Stella m’inquiète davantage. Tout lui devient prétexte à crise de cafard. L’autre jour, j’ai demandé à Persun Pollut de l’emmener au village, dans l’espoir qu’elle s’y ferait des relations amicales. Après deux visites, son opinion était faite : « Ce ne sont que des rustres à l’esprit étroit, il n’y a rien à en tirer. »

— Elle ne doit pas être loin de la vérité.

— Cela se peut, pourtant… Elle pensa lui faire observer que le dédain, parfois, n’était pas de mise et qu’il fallait savoir y mettre du sien, puis se ravisa. Rigo n’aurait pas apprécié. Anthony est d’un avis plus nuancé, dit-elle simplement. Il s’est déjà fait plusieurs camarades.

— Stella trouvera des affinités de pensée avec nos jeunes invités, espérons-le.

Il y eut un silence. Marjorie secoua la tête.

— Détrompe-toi. La jeune génération ne montrera pas le bout de son nez.

— Pour quelle raison ? Nous avons spécifié que les enfants étaient conviés.

— Leurs parents en ont décidé autrement. On jurerait qu’ils veulent accumuler les obstacles à toute réelle fraternisation.

— Ce sont des sauvages !

Sur le visage de Rigo, l’expression de surprise céda aussitôt pour faire place à la colère. Quelques coups discrets frappés à la porte apportèrent une diversion providentielle. Un valet annonça l’arrivée d’Asmir Tanlig. Depuis qu’il était entré au service de l’ambassadeur, celui-ci avait battu la campagne, s’enquérant partout des maladies et des décès, aussi bien dans les villages que dans la Zone Franche. De quoi souffrait-on ? Pour quels maux avait-on consulté le médecin ? De quoi Une telle ou Un tel était-il mort ? Il s’avança très vite, petit, corpulent sans obésité, s’arrêta net en les voyant tous deux, fit encore quelques pas hésitants. Il sortit d’une poche intérieure deux feuillets pliés auxquels il devait se référer de temps à autre.

— Messire, Lady, malgré mes efforts, l’enquête a donné des résultats décevants, vous en jugerez par vous-mêmes. Chez les aristocrates, pas de surprise ; entre les grossesses, les accidents de chasse, les transplantations hépatiques rendues nécessaires par la consommation d’alcool, c’est à longueur d’année qu’ils font appel aux thérapeutes. Il jeta les yeux de droite et de gauche, à l’affût d’hypothétiques espions, et baissa le ton. Certains de mes parents habitent la Zone Franche. Je leur ai demandé de se renseigner discrètement au sujet des disparitions suspectes…

— Les volatilisés, murmura Marjorie. Ils existent, nous en avons entendu parler.

— Si vous faites allusion au phénomène qu’il est convenu d’inclure au nombre des accidents de chasse, Lady Westriding, il s’agit de jeunes gens et de jeunes filles. Les instructions de Messire Yrarier concernaient surtout…

— Les personnes âgées, je le sais bien. Je mentionnais cette forme de disparition particulière à la chasse car il s’agit malgré tout d’une piste que nous ne pouvons nous permettre de négliger.

— Cela va de soi, dit Rigo d’un ton sec. Poursuivez, Asmir. Quelles sont les causes de maladie et de décès chez les roturiers ?