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— On trouve un peu de tout, allergies, accidents, intoxications, le cœur, le foie… sans oublier quelques meurtres dans la Zone. Rien de bien mystérieux, rien d’inexplicable. On me signale plusieurs disparitions de routine, si je puis dire, des individus qui sont allés dans la forêt du marécage et n’en sont pas revenus. Dans la steppe aussi, il arrive que l’on se perde.

Rigo dressa une oreille intéressée.

— Avez-vous des détails ?

— Il en a toujours été ainsi, insista le petit enquêteur. D’aussi loin que je m’en souvienne, il s’est toujours trouvé un petit nombre de gens pour succomber à la fascination des grands espaces interdits de la steppe ou du marais. On ne les revoit jamais.

— Donnez-nous des exemples récents.

— On m’a parlé d’un étranger, une grande gueule, l’air important et faraud du gars qui a beaucoup bourlingué. Un dénommé… Asmir consulta ses feuillets. Bontigor. Hundry Bontigor. Quelqu’un l’a mis au défi de se risquer dans la forêt ; ce benêt a pris le provocateur au mot. On l’a vu s’enfoncer entre les arbres, probable qu’il y est encore. Muni d’un permis de séjour d’une semaine, il attendait sa correspondance. Personne n’a versé de larmes.

— Parmi ces disparus « officiels », pourrions-nous dire, en est-il certains dont l’absence a pu être mise sur le compte de la forêt, ou de la steppe, sans que l’on sût avec certitude si c’était bien le cas ? Marjorie promena deux doigts sur l’arête de son nez et le long des sourcils, dans le geste de déloger un point de migraine.

— Avant Bontigor, les disparus étaient des adolescents, reprit Asmir, le nez dans ses notes. Pour répondre à votre question, leur fugue n’a pas eu de témoins. Une grand-mère a déserté son domicile. On l’a cherchée partout. Comme elle demeurait introuvable, en bonne logique, on en est arrivé à la conclusion…

— Hum, fit Marjorie.

— Un couple du village de Maukerden s’est évanoui dans la steppe, continua Asmir. Il est arrivé la même chose à un charpentier de Smaerlok. Un habitant de Laupmon est porté disparu, lui aussi.

— Ils se seraient dissous dans la steppe ?

Asmir opina sombrement.

— Ils sont innombrables, ceux dont les restes reposent dans l’herbe ou dans le marais.

— Combien ? s’enquit Rigo. Au cours de l’automne dernier, par exemple, combien a-t-on dénombré de ces disparus, victimes présumées de la steppe ou de la forêt marécageuse ?

— Une cinquantaine, pas davantage.

— Trop peu, dit Marjorie à mi-voix. Il se pourrait bien que l’explication fournie soit la bonne.

— Il faut persévérer, soupira Rigo. Asmir, vous allez concentrer vos recherches sur ces disparus. Sexe, âge, position sociale, état de santé juste avant qu’ils ne soient escamotés, je veux tout savoir. Sebastien vous apporte-t-il son concours ?

— Il fait ce qu’il peut, Messire. Si maigre soit-il, le rapport que je viens de vous présenter comprend les informations qu’il a recueillies de son côté.

— C’est bien. Continuez.

— Si seulement vous consentiez à m’en dire plus…

— Je vous ai dit ce que vous deviez savoir au moment où je vous ai embauché.

— Peut-être, à ce moment-là, n’aviez-vous pas en moi une confiance suffisante ?

Rigo lui fit son plus chaleureux sourire.

— Vous aurais-je engagé si je m’étais défié de vous ? Le Saint-Siège m’a chargé de mener une enquête de caractère un peu confidentiel sur la mortalité dans les colonies. Le Saint-Siège, je vous l’ai dit, effectue un recensement général de l’espèce humaine, depuis ses origines. Dans ce cadre, naturellement, il souhaite être informé du nombre des décès et de leurs causes au sein de telle ou telle population. Devant le refus catégorique des aristocrates d’accueillir une délégation de chercheurs possibles, son choix s’est porté sur mon épouse et sur moi-même. À nous de rassembler, sans éveiller l’attention de nos hôtes qui prendraient fort mal cette enquête clandestine, le plus de renseignements possible. Certaines morts, certaines disparitions, survenues ces dernières années, sont-elles demeurées énigmatiques ? Voilà ce que nous voulons savoir, une fois pour toutes.

Asmir semblait à demi convaincu.

— Si quelqu’un disparaît au cœur de la grande forêt, personne ne connaîtra jamais les circonstances exactes de sa mort. Dans le cas des imprudents qui se risquent hors des murs d’enceinte de leurs villages après le coucher du soleil, c’est différent. Neuf fois sur dix, un renard a fait le coup. Savez-vous à quoi ressemblent nos renards ?

Après avoir échangé un coup d’œil, ils acquiescèrent. Ils savaient. La vision lointaine et fugitive qu’ils avaient eue de trois de ces créatures leur semblait plus que suffisante.

— C’est toujours plus que je ne saurais dire. Je n’ai jamais vu que des reproductions.

— Vous-même, Asmir, vous arrive-t-il d’aller vous promener à travers la steppe ?

— Moi, Messire ? Croyez-vous que je sois fou ? En plein jour, je ne dis pas, à l’occasion d’un pique-nique, pour faire un brin de cour à une belle ou pour me retrouver seul avec moi-même, comme tout le monde en éprouve le besoin de temps à autre. Aussi les domaines et les villages sont-ils cernés de murailles protectrices. Afin de les tenir à distance.

— De qui parlez-vous ? demanda Marjorie d’une voix douce.

— Je parle des véritables maîtres de la Prairie. Meute. Hipparions. Renards. Les grands maraudeurs.

— En somme, personne n’ose franchir ces murs d’enceinte ?

— On dit que les moines de la Fraternité Verte se promènent librement, certains d’entre eux, tout au moins. Je ne sais s’il faut ajouter foi à cette rumeur. J’en doute.

— Je les avais presque oubliés, grommela Rigo. Les bannis du Saint-Siège, archéologues et jardiniers. Sender O’Neil m’avait parlé d’eux. Comment puis-je entrer en contact avec leur communauté ?

La petite navette filait vers le nord d’un vol zigzagant et capricieux. Blotti dans le fond de la cabine, Rillibee Chime laissait sa tête ballotter à tous les cahots du parcours. Presque méconnaissable dans sa soutane verte, offrant au regard curieux de frère Mainoa un visage vierge de poudre, creusé par les larmes et la fatigue, il n’avait guère la force de lutter contre les cauchemars imprécis qui le harcelaient, vampires attachés à sa perte. Lui, tellement appliqué à s’insurger contre l’anonymat auquel le condamnait le Saint-Siège, il avait presque perdu la notion de sa propre identité et s’en moquait.

— Où allons-nous ? balbutia-t-il, comme si leur destination avait la moindre importance.

— Chez moi, dans la cité Arbai, un site archéologique sur lequel je travaille depuis longtemps. Tu t’y reposeras pendant deux jours. Quand tu seras remis de tes émotions, alors seulement je te conduirai au Monastère. Tu n’auras pas le temps de dire ouf, que Jhamlees Zoe ou les acrobates se jetteront sur toi. Hélas, il n’est pas en mon pouvoir de te soustraire à leurs tracasseries. Je puis seulement faire en sorte que tu sois en meilleure forme pour les affronter.

— Qui sont les grimpeurs ? demanda Rillibee, intrigué.

Les fenêtres du véhicule montraient, d’un horizon à l’autre, la même étendue d’herbe faiblement ondulée, dépourvue du moindre relief dont on aurait pu faire l’ascension.

— Tu l’apprendras bien assez tôt. Pour ma part, je dispose de peu de renseignements. Heureusement pour moi, j’avais depuis longtemps franchi la limite d’âge lorsqu’ils ont mis sur pied leurs inepties. À ta place, je m’allongerais. C’est en étant couché sur le plancher que tu ressentiras le moins les secousses. J’enclenche le pilotage automatique et je te prépare une infusion. Elle devrait te requinquer un peu.