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Au-delà commençait le désert, plat comme la main, avec des nuances de plomb, d’ardoise ou de cendre. Il était moucheté de centaurées noires et de buissons d’épineux. La route traçait son arête vive à travers cette région funèbre et solitaire. Elle conduisait à la ville, distante de deux kilomètres. Cette agglomération ainsi que l’école à laquelle Rillibee se rendait chaque jour étaient toutes deux placées sous la « protection » du Saint-Siège. Bien qu’ils ne fussent pas Sanctifiés, Joshua et Miriam estimaient insuffisantes les connaissances qu’ils pouvaient transmettre à leurs enfants. Ceux-ci avaient malgré tout besoin de recevoir l’enseignement que dispensait une véritable école. Quelquefois, moins souvent qu’il n’aurait voulu, peut-être, Rillibee ramenait chez lui un garçonnet de son âge. Dans l’ensemble, ses condisciples ne voyaient en lui qu’un original avec lequel il était inutile de frayer.

Ils logeaient dans de vastes unités d’habitation, dans les faubourgs de la ville. Leurs parents, pour certains d’entre eux, travaillaient à domicile, rivés à des postes branchés sur le réseau. D’autres étaient employés dans les centres techniques alignés le long de la route. Les trajets entre le logement et l’entreprise s’effectuaient alors par des passages couverts ; pour les longues distances, on utilisait un gyroplaneur. Comble de sophistication, ou de rusticité, selon le point de vue, Joshua et Miriam circulaient à dos de mulet. Les camarades de classe de Rillibee avaient là-dessus des idées très arrêtées. Si d’aventure ils avaient aperçu la veille l’un ou l’autre de ses parents juché sur cet animal d’un autre âge, le malheureux en était quitte pour un déluge de railleries et de quolibets. On se tordait de rire, on lui menait la vie dure. L’« éclodo de service », c’était le nom charmant dont on l’affublait la plupart du temps. On n’avait pas idée, aussi, de se nourrir de végétaux que l’on cultivait soi-même, de se fagoter de façon inimaginable, avec des vêtements de fibre naturelle, et de mettre son point d’honneur à ne jamais proférer d’obscénités. Le terme d’« éclodo », lancé comme une insulte à son visage, entra dans la vie de Rillibee lorsqu’il atteignit le quatrième cycle. Dès lors, il lui sembla que ce diminutif lui resterait attaché toute sa vie, aussi solidement qu’une cicatrice.

Il ressentait davantage que sa sœur l’ostracisme dont sa famille était l’objet. Song avait eu la chance de trouver l’âme sœur parmi les fils d’une autre tribu d’éclodos, installés non loin de là, au lieu-dit Rattle Snake. Jason ne craignait pas les grossièretés, toutefois il prenait garde de surveiller son langage lorsqu’il se trouvait en présence de Joshua. Celui-ci était intraitable sur la question des inconvenances, jurons et autres polissonneries. Plus d’une fois, Rillibee s’était mordu la langue de justesse.

Un soir, il rentra de l’école très éprouvé par les lazzis des autres garçons. Il s’en fut trouver sa mère et se plaignit amèrement de son sort.

— Pourquoi m’avoir appelé Rillibee ? Où as-tu trouvé ce nom impossible ?

— C’est le murmure que fait l’eau en dévalant sur les galets. La nuit de ta naissance, je l’ai entendu avec une clarté toute particulière. Rillibee… Rillibee… Miriam fit danser les syllabes de façon à imiter le joyeux gazouillis du torrent.

Le petit garçon se tenait devant elle, tout décontenancé.

— Les autres trouvent ce prénom ridicule, marmonna-t-il enfin.

— Je n’en doute pas. Ils n’apprécieraient pas le mien non plus. Comment peut-on être sensible à la musique des sons lorsqu’on s’appelle Brom, ou Bolt, ou Rym, ou Jolt ?

— N’exagérons rien. Je ne connais aucun Jolt !

— Cela viendra. Miriam lui rit au nez. Sinistre litanie ! On se croirait dans les entrailles d’une machine à laver.

Il advint que Joshua rapporta un perroquet, un petit oiseau gris, avec quelques plumes vertes sur les ailes. Il fut peu dire que Miriam ne manifesta aucun enthousiasme. Rillibee ne lui avait encore jamais vu une telle expression de contrariété.

— Joshua… En voilà une idée !

— J’ai fait une livraison chez les Brant. Tu sais bien, le bonheur-du-jour qui m’avait demandé tant de peine.

— Je me souviens.

— Ils sont très satisfaits. À tel point qu’ils m’ont donné ce perroquet en prime.

Miriam secoua la tête, lèvres pincées. Joshua savait très bien à quoi elle pensait. Au désordre que la bestiole ne manquerait pas d’occasionner, aux saletés qu’elle déposerait.

— Ils ont saisi la première occasion de s’en débarrasser, dit-il à mi-voix. Suis-je naïf !

Sa femme ne répondit pas. Elle fixait sur le perroquet un regard d’une hostilité sans réserve.

— Merde ! lança l’oiseau. Quelle cochonnerie ! Sitôt dit, il déféqua sur le plancher.

Rillibee béa de stupeur. Miriam fut secouée d’un formidable éclat de rire. Elle était pliée en deux.

— Quel orateur ! s’écria-t-elle.

Joshua était devenu très rouge. Son visage exprimait une colère folle.

— Ce rebut de l’espèce animale ne restera pas une seule journée sous notre toit. Cet après-midi même, il retourne d’où il vient.

— Du calme, Joshua. La pauvre bête ne sait pas ce qu’elle dit. Elle n’y met aucune malveillance, c’est évident. Les perroquets se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu. Nous ferons en sorte de rendre plus gracieux le vocabulaire de celui-ci.

— Où aurait-il appris des horreurs pareilles ?

Miriam pouffa derechef.

— Sait-on jamais ? Il a dû les entendre plus d’une fois pour qu’elles se gravent ainsi dans sa mémoire.

Le perroquet resta donc à Red Canyon. Son langage ne devait jamais s’améliorer, il semblait réfractaire à la politesse. Par bonheur, il parlait peu. Chaque fois que Miriam prenait la mouche pour une raison ou pour une autre et se retenait de lâcher un chapelet de jurons, on pouvait être certain que le perroquet sortirait de son silence. Rillibee fut prompt à remarquer cette coïncidence. Miriam s’emportait et frappait du pied. « Merde ! » glapissait l’oiseau. Ou pire encore, « Bordel de merde ! ». Une fois, une seule, il s’écria : « Va te faire foutre ! » Joshua, Dieu merci, ne se trouvait pas à portée d’oreille ; sinon, il lui tordait le cou.

À onze ans, devançant tous ses petits camarades du même âge, Rillibee se retrouva en cinquième cycle, alors placé sous l’autorité d’une certaine Madame Rouston, plus très jeune, surnommée la Bienmontée, et d’un Monsieur Riflard, alias le Déflaté. Pourquoi ces sobriquets ? demanda naïvement le benjamin de la classe. Parce que, lui expliqua-t-on, la première en avait plus que le second. Rillibee demanda des éclaircissements à son père et se vit gratifier d’un sermon métaphorique sur la sexualité. La vérité, c’était que Riflard ressemblait à une vieillarde fossilisée affligée de maniaquerie alors que Rouston affichait une belle désinvolture que tous les galopins appréciaient. À sa manière détournée, Joshua n’avait pas dit autre chose.

Ce jour-là aurait pu être enseveli sous la banalité si Wurn March, un des seniors de la classe, ne leur avait fait ses adieux. Le temps était venu pour lui de partir pour le Saint-Siège où il accomplirait un service d’une durée de cinq ans en tant qu’acolyte requis. Il était très pâle, avec un curieux regard angoissé, souriant à peine. Quelqu’un lui demanda s’il se réjouissait à l’idée d’être admis dans le « centre rayonnant du monde ». On aurait pu croire que Wurn allait éclater en sanglots.