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L’odeur empira. Elle s’infiltrait par les interstices du plancher, elle occupait la chambre de Rillibee, elle imprégnait ses nuits.

— Mon Dieu, ayez pitié… Nom de Dieu, faites quelque chose ! psalmodiait le perroquet.

Joshua prit la chambre de Rillibee et lui donna la sienne. Allongé dans le grand lit, le garçon essayait de reconstituer de mémoire les traits de la physionomie maternelle dont le détail, déjà, s’enfonçait dans l’oubli. Souvent, il se levait, gagnait en catimini le salon où se trouvait un portrait de Miriam, peint par l’une de ses amies. Il inclinait l’abat-jour, contemplait le clair visage souriant et s’imaginait avoir devant lui la face d’un ange.

— Pitié, laissez-moi mourir, disait derrière lui le perroquet. Je veux en finir, je veux en finir, je veux en finir.

Rillibee décida de ne plus remettre les pieds au salon. Il faisait ses devoirs du soir dans la cuisine, et c’était là qu’il prenait tous ses repas. Il ne posait aucune question. Pas une fois, s’adressant à Songbird ou à Joshua, il ne fit allusion à la créature qui se décomposait dans la cave.

— Pauvre Rillibee, par quelles épreuves vous êtes passé, soupira Frère Mainoa.

— Était-ce ma faute si je pensais à elle du matin au soir ? C’était plus fort que moi. Je la revoyais soudain, vivante incarnation du bonheur, saisissante de grâce et d’espièglerie comme elle l’avait toujours été, comme si je venais de la quitter, puis le souvenir d’une merveilleuse netteté virait au gris, devenait flou et se racornissait, ainsi qu’une image exposée au feu. L’instant d’après, je n’aurais su la décrire et son visage semblait à jamais perdu.

— Je veux mourir, tuez-moi donc ! criait le perroquet.

Au matin de son douzième anniversaire, Rillibee s’éveilla frais comme l’œil et l’esprit léger. Tout en lui n’était que chant d’allégresse et jubilation. Habillé en hâte, il entra sans répugnance dans le salon où l’accueillirent des flots de lumière. Song était assise à la table du petit déjeuner. Rillibee remarqua aussitôt le paquet enrubanné posé sur son assiette. Il gagna sa place et s’installa, très sage. Après avoir jeté un furtif coup d’œil sur sa sœur, se saisissant du paquet, il le secoua pour tenter d’identifier le cadeau qu’il contenait.

— Joyeux anniversaire ! lança Joshua depuis la cuisine. Je n’en ai pas tout à fait fini avec les crêpes.

Le ton manquait un peu de conviction, estima Rillibee, mais le souhait lui alla droit au cœur.

Song, à côté de lui, ne bougeait pas plus qu’une poupée de cire.

— Joyeux anniversaire, dit-elle, d’une voix au timbre grave qui semblait produite par un mécanisme caché dans sa poitrine.

Joshua entra, portant un pichet de jus de fruits. Il remplit les trois verres. Lorsqu’il se pencha, Rillibee remarqua sur sa nuque une zone d’inflammation de la taille d’un noyau de pêche. Profitant de ce que leur père retournait dans la cuisine, il se pencha vers Song.

La jeune fille entendit-elle le chuchotement pressant, terrifié de son frère ? Elle n’en laissa rien paraître. Elle restait sans faire un mouvement, le regard fixe. Pour la première fois, alors qu’il l’examinait avec attention, Rillibee vit le pansement. Depuis combien de temps avait-elle la main bandée sans qu’il s’en fût aperçu ?

Il ne devait jamais savoir ce qu’il y avait dans le paquet. Il se leva sans un mot, sortit et s’éloigna. Il marchait droit, comme happé. Laissant derrière lui le verger et la forêt de pins, il atteignit la route. Il allait vers la ville.

— As-tu jamais revu les tiens ? s’enquit Frère Mainoa.

Rillibee ne répondit pas aussitôt. Le visage épuisé d’avoir tant pleuré, il regardait par la vitre. Inondée de lumière, la steppe dénouait ses nuances en sinuosités nonchalantes. Rillibee cligna des yeux.

— Ce jour-là, pendant la classe, je me suis donné en spectacle, une véritable crise de nerfs. À mon retour, quelques heures plus tard, je trouvai la maison vide. Il n’y avait que l’homme du Saint-Siège. Il me donna l’ordre de venir avec lui. Une belle carrière d’acolyte m’attendait. Pas un mot sur Miriam, Joshua, Song. Quand je l’interrogeai à leur sujet, il prétendit que j’avais perdu ma famille depuis longtemps. J’avais tout oublié, à la suite d’une longue maladie. Personne ne se préoccupa de savoir si nous étions Sanctifiés.

Mainoa prit une gorgée de tisane.

— Frère Lourai, comment cela sonne-t-il ?

— Le nom devrait-il rendre un effet particulier ?

— Il se compose d’une suite de phonèmes aux caractères bien précis. Le son l, par exemple, évoque la patience, le r, la persévérance. Deux vertus qui te seront d’un grand secours.

— À quoi correspond la consonne initiale de votre nom ? Et la consonne médiane ?

— Le m représente la résignation. Le n, l’endurance.

— La résistance, disiez-vous ?

— Doucement, petit frère. Lourai, ce pseudonyme ne me déplaît pas ; il ne manque ni de simplicité, ni d’harmonie, contrairement à ces intempéries postillonnantes du langage imaginées par les responsables du Doux Endoctrinement lorsqu’ils se mêlent de baptiser les nouveaux venus. Que dirais-tu de t’appeler Fouyaisoa Sheefua, ou Thoirae Yoanee ?

— Que ne puis-je m’enfuir pour échapper à cet enfer ! gémit Rillibee.

— Rien de plus simple. Demain, ou après-demain, quitte le chantier, mets-toi en route, la steppe te tend les bras. Personne ne te retiendra, personne n’osera se lancer à tes trousses, tu es libre de partir. Cent fois, j’aurais pu céder à la tentation ; il m’aurait suffi de poser ma pelle et ma niveleuse, hop, je m’en allais. Quelle force m’a retenu ? L’espoir que le contenu de la pelletée suivante résoudrait un fragment de la grande énigme, ou que derrière le prochain pan de mur exhumé se trouverait un nouveau mystère. Tout bien considéré, je ne suis pas trop mécontent de mon sort. Cette sorte de quiétude à laquelle je suis parvenu s’acquiert au prix d’un effort considérable sur soi-même. L’hypocrisie est la clé de tout. Quand ils seront las de te voir la tête humblement baissée et de t’entendre murmurer « Oui, Révérend », sur le ton le plus modeste, avec une pointe de mélancolie, ils te ficheront la paix.

— On ne peut vivre indéfiniment dans l’hypocrisie ! se récria Rillibee.

Frère Mainoa s’installa de nouveau aux commandes. Le front soucieux, il consulta les cadrans, vérifia la position de certaines manettes.

— Qui t’a parlé d’hypocrisie ? Si tu as le malheur de m’attribuer ces propos devant un tiers, je nierai tout, en bloc. Mets-toi bien en tête que nos chefs sont de pitoyables histrions, en premier lieu le Vénérable Jhamlees Zoe et le Révérend Noazee Fuasoi, son complice. Entendons-nous, il ne s’agit pas de justes qui se seraient malencontreusement fourvoyés dans une entreprise dangereuse, mais d’êtres infâmes, pervertis jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, irrécupérables pour le genre humain. Leur aveuglement est sans rémission : rien de ce que tu pourras dire ou faire ne les rendra accessibles à la vérité. Ils erreront pour l’éternité dans les ténèbres de l’ignorance et du mensonge, telle est la volonté de Dieu. Est-ce si difficile à comprendre ?

Rillibee secoua la tête, sans pouvoir réprimer une moue incrédule. Il s’était attendu à bien des surprises, mais la profession de foi de Frère Mainoa le prenait de court.