— Bien. Quand tu seras convaincu que seule une terrible méprise cosmique a pu placer ces phénix de sottise à des postes de responsabilité, tu en arriveras à l’évidente conclusion.
— Laquelle ?
— La voie qu’il te reste à suivre est étroite. Tu achèteras ta liberté à force d’obéissance. Courbe l’échine devant eux. Jamais ils ne sauront que ton front soumis abrite des montagnes de haine et de mépris.
— C’est la conduite que tu observes depuis tant d’années ?
— Tu feras de même. À ta place, je me garderais de révéler à Jhamlees Zoe que je suis issu d’un milieu de non-Sanctifiés. Il pourrait bien te prendre en grippe de prime abord et dans ce cas, malheur à toi ! Quand tu devras répondre par l’affirmative à l’une de ses questions, opine du bonnet, en prenant garde de ne pas oublier le rituel : « Oui, Révérend. » Plus insignifiant tu paraîtras, plus vite il se désintéressera de toi. C’est la grâce que je te souhaite.
Ayant inculqué au novice ces quelques principes de sauvegarde, Frère Mainoa se tut. Rillibee, autrement appelé Frère Lourai, se leva et vint s’asseoir sur le siège du copilote. Peu après, il rompait le silence.
— Qui sont les Arbai ?
— Un peuple disparu depuis longtemps, bâtisseur d’étranges cités dont les ruines ont été retrouvées sur différentes planètes, y compris celle-ci. Les hommes n’ont découvert nulle part d’autres vestiges du passé ; les cités Arbai sont les seuls signes laissés par une race intelligente.
— À quoi ressemblaient-ils ?
— Ils étaient d’une taille supérieure à la nôtre, pas loin de deux mètres cinquante, par ailleurs bimanes et bipèdes, le corps recouvert de fines écailles, ou de plaques. Nous avons exhumé quantité de momies en parfait état de conservation. Les nombreuses fouilles et recherches entreprises donnent à penser que leur civilisation avait atteint un niveau très sophistiqué, à l’égal de la nôtre. Ils avaient, comme nous, essaimé à travers la galaxie. Ils connaissaient l’écriture, naturellement, bien que nous ne soyons pas encore en mesure de la déchiffrer. Sous d’autres aspects, ils étaient très différents. C’est ainsi que nous n’avons pu déceler, sur les corps examinés, aucune conformation particulière distinguant le mâle de la femelle. Tous sont intersexués.
— L’espèce a complètement disparu ?
— Sans laisser de survivants. Cela semble s’être passé très vite, comme si les Arbai avaient fait leur temps, comme s’il était écrit qu’ils devaient s’effacer d’un seul coup. Ils sont partis dans un souffle. Sur la Prairie, au contraire, on jurerait qu’un cataclysme d’une violence inouïe s’est abattu sur eux.
— Comment le savez-vous ?
— Les cadavres sont dépecés, un bras ici, une jambe là, le thorax enfoncé, la mandibule détachée du crâne…
— Qu’espérez-vous découvrir ?
— Les circonstances de la tragédie, pour commencer. Mainoa considéra le jeune homme d’un regard intrigué. Si je comprends bien, tu as vu l’épidémie de près ?
Rillibee acquiesça.
— Personne ne m’en a touché mot, toutefois il n’y a pas d’autre explication à la disparition brutale de ma famille. La maladie n’a pas épargné le Hiérarque lui-même. Ces derniers temps, les cas s’étaient multipliés parmi la population du Saint-Siège. Peut-être, à mon insu, ai-je été contaminé.
— Pour en revenir à la disparition des Arbai, certains d’entre nous soutiennent justement la thèse de l’épidémie foudroyante, à laquelle le Doux Endoctrinement est farouchement opposé, aussi je te conseille de tenir ta langue sur ce chapitre très sensible.
Rillibee haussa les épaules.
— Quelle importance ? Nous y passerons tous, nous aussi.
— Le pire n’est jamais sûr, murmura Mainoa. Si nos recherches aboutissaient enfin…
— Quel rapport avec l’épidémie actuelle ?
Une petite lueur s’alluma dans l’œil de Mainoa, un soupçon de méfiance, vite assoupi. Il dévisagea Rillibee, l’air rêveur.
— Il serait prématuré d’aborder ce sujet avant que tu ne te sois promené un peu à travers la steppe. Regarde, voici mon domaine.
Au nord se distinguaient dans l’herbe rase l’immense périmètre tramé de la cité et le réseau labyrinthique des tranchées déjà creusées par les frères. Mainoa montra autre chose et son passager demeura saisi de stupeur. Le monastère se détachait, forteresse noire, contre le ciel, dominé par la masse resplendissante de la ville aérienne, multitude de tours et de dômes arachnéens, ondulant sous la caresse du vent comme un organisme vivant, excroissance merveilleuse du monastère dans lequel il aurait pris racine. Au sommet du pédoncule le plus élancé flottait la bannière du Saint-Siège.
— C’est là, désormais, que tu vivras, dit Frère Mainoa. Tu t’y habitueras, même si les acrobates te mènent la vie dure dans les premiers temps. Souffres-tu du vertige ?
— J’ai peur de tomber, comme tout le monde, mais l’altitude ne m’effraie pas.
— Tu as donc une petite chance de t’en sortir indemne.
— Les acrobates dont vous parlez sont donc bien terribles ?
— Oui et non. Les plus dangereux sont fous à lier. Avec eux comme avec nos supérieurs, je te conseille d’adopter un profil bien neutre et bien docile. Un acolyte de longue date comme toi ne devrait pas éprouver trop de difficulté à rentrer dans le rang.
— En effet, j’ai su me contenir pendant onze ans, lui rappela Rillibee d’une voix morne. Autant dire que l’humilité était devenue pour moi une seconde nature. Les récents événements ont montré que je n’étais pas à l’abri d’une crise.
8
Rigo n’eut pas le temps de se mettre en relation avec la Fraternité Verte que le grand-com diffusa tous azimuts la nouvelle tant attendue : l’hiatus avait commencé.
Trois jours avant l’échéance, le plan prévu de longue date fut mis à exécution. Une armée de femmes de ménage et de cuisiniers s’abattit sur la résidence. Eugénie ne quittait plus son petit pavillon ; elle avait trop à faire. Présentement, agenouillée sur le tapis du salon, elle enfilait une nouvelle aiguillée et tirait sur le bas de la robe. Le mannequin, docile, pivota d’un quart de cercle sur la gauche. Puppet, tel était le nom que lui avait choisi sa nouvelle maîtresse. Depuis son arrivée, elles n’avaient pour ainsi dire pas mis le nez dehors. Après les cours de maintien et les cours de danse, Eugénie avait entrepris de leur confectionner à toutes deux la même somptueuse toilette de mousseline, l’une couleur de rose, et l’autre de lilas. Aucun des habitants de Opal Hill ne connaissait l’existence de Puppet. Leur entrée dans la salle de bal promettait de faire sensation.
À Klive, Stavenger se fit présenter la liste des membres du clan qui avaient été choisis pour se rendre à la réception. Il pointa les noms l’un après l’autre. Shevlok, bien sûr, et Sylvan. Les cadettes resteraient à la maison, de même que tous les cousins et cousines n’ayant pas atteint l’âge requis. Shevlok recevrait des instructions précises concernant la petite Terrienne. Il devrait se montrer galant, empressé, même, dans les limites imposées par les convenances.
Pendant ce temps, les musiciens du Faubourg sortaient leurs partitions des tiroirs, accordaient leurs instruments et répétaient. Négociants en vins et spiritueux, traiteurs, bouchers et maraîchers se hâtaient d’honorer les commandes qui leur étaient passées. Pendant trois jours et trois nuits ce fut, entre la Zone Franche et Opal Hill, un chassé-croisé de navettes.
Dans tous les latifundia, les dames et les demoiselles un peu avancées passaient en revue leur garde-robe. Les petites sœurs boudaient. Certaines de leurs aînées, élues pour leur physique avantageux et leur expérience, constituaient un « escadron de charme » dont Anthony Yrarier devait être la cible.