Rigo fit l’inventaire des noms que les intendants des domaines avaient communiqués à son secrétariat. Pas un seul adolescent parmi eux. Il fulmina et s’interrogea une fois de plus sur les raisons de cette attitude inamicale.
Le patriarche bon Haunser n’avait pas failli à la promesse faite à Marjorie. Admit Maukerden, grand garçon plein de suffisance, s’était présenté de sa part afin de « remplir auprès de madame l’ambassadrice les fonctions de chef du protocole ». Au cours de leur première rencontre, il se targua de ne rien ignorer des grandes familles, pas plus leurs passés respectifs que l’ordre des préséances au sein de chacune d’entre elles, les petites ou les grandes liaisons, les inimitiés tenaces ou les basses rancunes, vaste culture qui justifiait à ses yeux l’obtention d’un salaire exorbitant, auquel il faudrait ajouter un appartement privé, digne de sa charge.
Rigo assista à la fin de l’entrevue. Il ne put s’empêcher de hausser les sourcils en apprenant les exigences du postulant.
— Il ne m’inspire aucune confiance, déclara Marjorie après le départ de l’escogriffe prétentieux.
— À moi pas davantage. Engage-le malgré tout, confie-lui une tâche quelconque et voyons ce qu’il manigance.
Marjorie pria donc son nouveau secrétaire de lui préparer un dossier complet sur leurs invités, fournissant, outre les renseignements indispensables, les liens de parenté ou d’alliance et la situation de chacun, des indications plus personnelles sur les goûts et les activités de celui-ci ou de celle-là, qui devaient permettre d’engager avec eux la conversation sur le terrain le plus favorable.
Ce petit exercice de synthèse lui demanda un temps considérable, compte tenu de son érudition supposée. Enfin, Admit Maukerden rendit sa copie, avec un sourire de modeste satisfaction. Marjorie ne jeta qu’un coup d’œil sur le texte dont elle remercia l’auteur sans faire de commentaires. Puis elle n’eut rien de plus pressé que de soumettre le dossier à l’appréciation de Persun Pollut. Le visage de celui-ci se décomposait de stupeur à mesure qu’il tournait les pages.
— Par tous les saints du paradis ! Il mélange tout, les tantes et les cousins, les Maukerden et les Bindersen…
— Le travail est donc bâclé ?
— C’est bien simple, à l’exception des patriarches et de leurs épouses, aucun nom n’est à sa place, à peu de chose près, comme s’il avait voulu tirer parti d’un savoir minuscule en se livrant à des recoupements hasardeux. Si vous aviez le malheur de vous fonder sur ses recommandations pour établir votre hiérarchie protocolaire, vous seriez complètement discréditée auprès des aristocrates.
Rigo grinçait des dents de colère.
— De deux choses l’une, ou l’homme n’est qu’un sot, ou il cherche de propos délibéré à nous jeter dans le ridicule. Le cas échéant, il y a fort à parier qu’il n’agit pas de son propre chef.
— Il semble très adroit lorsqu’il s’agit de son propre intérêt, lui rappela Marjorie.
— C’est juste, maugréa Rigo. J’ai tout d’abord pensé que le vieux bon Haunser se contenterait de placer chez nous un simple indicateur, mais celui-ci a reçu l’ordre d’effectuer un travail de sape. S’ils espéraient me prendre en flagrant délit de naïveté, ils en seront pour leurs frais ! En tout cas, nous voilà édifiés sur leurs intentions.
Que faire de l’espion ? Afin de donner le change, il fut décidé que Marjorie lui demanderait conseil de temps à autre. Rigo, pour sa part, s’amuserait à lui farcir la tête de mensonges concernant le motif secret de la mission, curieux de savoir quelles conséquences ces faux renseignements auraient sur l’attitude des bon.
Il fallait faire vite, cependant. Enfermé dans le bureau d’Andrea Chapelside, Persun Pollut passa de longues heures à corriger le « dossier empoisonné d’Admit Maukerden ». Il ajouta maintes précisions (« Celui-ci n’a l’air de rien, en fait son influence est considérable. Celui-là est un fieffé roublard ; ne dites rien d’essentiel en sa présence, il se ferait un malin plaisir de déformer vos propos »…) et revit le tout en compagnie de la fidèle assistante.
Au jour J, le vrai et le faux secrétaires se virent récompensés chacun selon son mérite. Admit Maukerden reçut un costume chamarré propre à flatter son ego et fut relégué au bas de l’escalier conduisant à la terrasse, où sa belle voix d’aboyeur ferait merveille pour annoncer les invités. Quant à Persun Pollut, sous l’humble livrée de maître d’hôtel, il fut chargé de circuler parmi les invités et d’être tout yeux et tout oreilles.
À la nuit tombée, les premiers aéronefs se posèrent sur l’aire gravillonnée. Petite revanche, la famille Yrarier au complet s’était rangée à l’entrée de la terrasse, si bien que les invités devaient, pour les atteindre, faire sous leurs yeux l’ascension de la volée de marches. Habillées dans le goût des dames de la bonne société, la mère et la fille portaient des robes qui, par leurs vives couleurs, la richesse des tissus et l’extravagance de la coupe, ressemblaient à de véritables forteresses de séduction. Les parents avaient fait la leçon à leurs enfants.
— Vous serez les seuls adolescents puisqu’ils ont décidé, en témoignage de réserve, de ne pas amener ceux de leurs enfants n’ayant pas atteint l’âge adulte. Toutefois, ils ne pousseront pas la muflerie jusqu’à ignorer votre présence, au contraire. Attendez-vous à quelques manœuvres enjôleuses, plus ou moins discrètes. Nous comptons sur vous pour répondre à l’attente de vos partenaires. Attention, gardez la tête froide ! N’allez pas tomber dans le panneau et vous enticher d’un cavalier ou d’une cavalière trop habile.
Stella avait frappé du pied, outrée d’être prise pour une bécasse. Anthony était devenu pâle. Marjorie s’était employée à calmer l’une et à rassurer l’autre, persuadée, au fond d’elle-même, que la méfiance n’en était pas moins recommandée. Persun Pollut n’avait-il pas pris sur lui de la mettre en garde ? Elle s’en était étonnée.
— Pourquoi ces ruses, ces faux-fuyants ? Les aristocrates de la Prairie ne peuvent-ils admettre que les étrangers soient de bonne foi ?
— Certains d’entre eux seraient prêts à le faire. Peut-être même accueilleraient-ils avec soulagement une ouverture sur le reste du monde. Ce disant, je songe à Eric bon Haunser, à Figor bon Damfels, dans une moindre mesure. Il y en a d’autres, mais les patriarches et les chasseurs, ceux-là demeurent inflexibles. Savez-vous comment ils vous appellent ? Le chiendent ! En surface, ils ne sont que haine, ils vous crachent leur mépris à la figure. Au-dedans, ils ont peur. Voilà ce que je pense.
Peur de quoi ? Persun Pollut demeurait sur ce point très évasif. Il ne savait rien de précis. Ce n’était au fond qu’une conjecture, elle ne reposait pas sur grand-chose.
Marjorie avait acquiescé. Presque rien, en effet : une expression fugitivement entrevue sur un visage, un regard qui se dérobait ou se chargeait d’inquiétude, certains petits trébuchements de langage… Elle avait remarqué tout cela, et sa propre conclusion rejoignait celle du secrétaire. Les aristocrates de la Prairie vivaient dans l’angoisse. Si menace il y avait, étaient-ils eux-mêmes en mesure de l’identifier, c’était la grande question.
Que ce comportement leur fût dicté par l’inquiétude ou par l’orgueil, ils semblaient déterminés à ne prendre aucune initiative pouvant troubler l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes. Ainsi que l’avait prévu Persun Pollut, ils arrivèrent par ordre croissant d’importance. Le menu fretin composait l’avant-garde : seconds couteaux, collatéraux au troisième ou quatrième degré, entraînant une smala, frères, cousins et tantes, tout un petit monde qui gravissait les marches avec des sautillements, comme si la pierre leur brûlait la plante des pieds ; vieux célibataires dont chaque regard, chaque geste trahissait le point faible, le côté vermoulu, l’irrésistible appétit d’une existence d’oisiveté. Tandis que la voix d’Admit Maukerden claironnait les noms des nouveaux venus, embusquée au fond d’une alcôve, le micro à la main, Andrea donnait lecture des fiches établis par Persun.