— Cette dame, cousine germaine de bon Laupmon a trente-sept ans. Elle n’a pas d’enfant et chasse toujours. Vient ensuite la tante de Lancel bon Laupmon, cinquante-deux ans, exemptée de chasse.
Guidés par les informations que transmettait la puce acoustique logée dans le creux d’une oreille, les hôtes accueillaient leurs invités avec la formule et le sourire appropriés au rang et à l’amabilité de chacun. Certains montraient un visage si froid, si hautain, qu’ils décourageaient à l’avance toute tentative de cordialité.
— Bonjour, je suis enchanté de faire votre connaissance…
L’orchestre s’était installé sur le balcon du grand salon. Rompus à la va-vite à leurs nouvelles fonctions de domestiques, une demi-douzaine de villageois évoluaient parmi la foule, fabuleusement raides, les épaules rejetées en arrière, l’air dédaigneux, comme si ce métier était le plus beau du monde et qu’ils l’avaient exercé toute leur vie.
— Faites-leur comprendre à tous qu’il vaut mille fois mieux être laquais à Opal Hill que bon dans sa tanière, avait suggéré Stella, sans sourciller.
Rigo s’était interposé.
— Tais-toi donc ! Il n’y a pas de quoi rire.
— Ne la grondez pas, messire. Asmir Tanlig souriait avec indulgence. Nous avons très bien saisi où voulait en venir la demoiselle. En nous voyant, vos invités devront être pénétrés de l’idée que l’habit ne fait pas l’aristocrate.
— Bonsoir, nous sommes ravis de vous accueillir.
On avait gravi les échelons de la hiérarchie. C’était au tour des cadets de se présenter devant leurs hôtes. Eric bon Haunser apparut, donnant le bras à Semeles bon Haunser.
— Ils sont cousins, chuchota la voix microscopique d’Andrea. La rumeur leur prête une ancienne liaison. Cette dame devrait jeter son dévolu sur Tony. En cas de résistance, elle n’hésitera pas à reporter ses efforts sur l’ambassadeur.
Imperturbable, Marjorie se demanda si l’assistante de Rigo avait réellement glissé un soupçon d’ironie dans la feinte impassibilité de ce dernier commentaire, ou si ce changement de ton n’était qu’un effet de son imagination. Tony leur souhaita la bienvenue en rougissant ; Stella avait du mal à garder son sérieux.
— Figor bon Damfels, le cadet du patriarche. Lady Westriding doit s’attendre à être l’objet d’une cour pleine de retenue. Shevlok bon Damfels, le fils aîné. Consigne lui a été donnée de conter fleurette à Stella. Il obéira sans doute à son corps défendant. Shevlok ne s’est jamais remis de la disparition de sa fiancée. Sylvan bon Damfels. Celui-là, c’est le grand imprévisible ; on ne sait jamais ce qu’il a en tête.
Marjorie accueillit les deux frères avec son plus chaleureux sourire.
— Comment allez-vous ? Nous sommes très heureux de vous revoir.
Sylvan s’inclina avec respect sur la main de Lady Westriding, se contenta d’un sourire à l’intention de la fille de la maison, gratifia Anthony d’une tape sur l’épaule, salua Rigo d’un bref hochement de tête, ces différents mouvements exécutés avec l’aisance du gentilhomme, plutôt que la grâce du dandy. Shevlok, en comparaison, faisait piètre figure. Il balbutia un petit couplet éculé, coula sur Stella un regard rendu sournois par la gêne que lui inspirait cette fausse situation. Serait-il au comble de la félicité qu’il n’aurait pas l’étoffe d’un séducteur, estima Marjorie. Quelle potiche ! songea Stella. Infortuné garçon !
— Le patriarche Stavenger bon Damfels et son épouse, Rowena bon Damfels ! s’époumona Admit Maukerden.
Les chefs de clan se montrèrent enfin. Andrea fit silence. Elle n’avait rien à révéler sur ces grands parmi les grands que l’on ne sût déjà.
— Le patriarche Kahrl bon Bindersen et son épouse, Lisian bon Bindersen. Le patriarche Dimoth bon Maukerden et son épouse, Geraldria bon Maukerden.
— Bonsoir. Soyez les bienvenus à Opal Hill.
— Le patriarche Gustave bon Smaerlok. Son épouse Berta bon Smaerlok. Le patriarche Jerril bon Haunser et son épouse, Felitia bon Haunser.
— Soyez les bienvenus. Nous sommes enchantés.
— Le patriarche Lancel bon Laupmon.
— Veuf, murmura Andrea. Rappelez-vous, il vient seulement de perdre son épouse.
Le dernier arrivé n’était plus très jeune et poussait devant lui un fauteuil roulant dans lequel était assise une femme d’âge canonique. Deux robustes laquais se saisirent du véhicule et le portèrent en haut des marches.
— Cette aïeule est la mère du patriarche. Elle est leur aînée à tous ; on dit qu’elle enterrera un certain nombre d’entre eux. Il est d’usage qu’elle ferme le défilé.
Il ne restait aux Yrarier qu’à précéder leurs invités vers la salle de bal. Rigo enlaça Marjorie et l’entraîna sur la piste en un lent tourbillonnement. Tony en fit autant avec Stella. Un professeur du Faubourg les avait initiés aux pas glissés et aux savantes volutes de cette danse à trois temps qui portait le nom de valse. Quelques couples les imitèrent, en nombre si modeste que la timidité des aristocrates frisait l’insolence.
— Sont-ils charmants… murmura Marjorie. Quelle manière exquise de rabattre le caquet de nos petites prétentions !
Contraint de dominer sa colère, Rigo se servait de son sourire sardonique comme d’un masque ou d’une arme, propre à tenir ses ennemis en respect.
— N’ayons l’air de rien ; ils en seront pour leurs frais.
Ils changèrent de partenaire. Sans perdre de temps, l’ambassadeur invita toutes les femmes dont il savait, grâce aux renseignements recueillis par Persun, qu’elles avaient été pressenties pour l’enjôler. Tony suivit tant bien que mal son exemple, en dépit de son inexpérience du flirt, et des mondanités en général.
— Dis-toi qu’il s’agit d’un concours hippique, lui avait conseillé sa mère, en le voyant si maussade à la perspective de la corvée à laquelle il allait être astreint. Tu dois remporter le prix coûte que coûte. Dans la danse et la conversation, conduis ta cavalière comme tu ferais d’un cheval rétif. Avec douceur et fermeté. La valse et le marivaudage sont-ils autre chose que des épreuves d’athlétisme ?
Soucieuse de conserver sa lucidité, elle s’était interdit le plus petit verre d’alcool. Asmir Tanlig l’approvisionnait discrètement en jus de fruits. Depuis plus d’une heure que durait cette comédie, elle se sentait gagnée par l’ennui. Marjorie avait besoin d’un remontant et surtout, lasse de ces travaux forcés de la frivolité, elle éprouvait le besoin de parler à quelqu’un sans avoir à se tenir sur ses gardes. Elle languissait après une vraie conversation qui se dérobait toujours.
— Lady Westriding, m’accorderez-vous cette danse ? demanda Sylvan bon Damfels.
Marjorie sursauta ; en voyant de qui il s’agissait, elle ne put réprimer un soupir de soulagement. En voilà un qui s’y entendait pour surgir en tapinois, mais du moins ne souffrait-il pas d’une réputation d’imbécillité ou de malveillance, et Persun ne les avait nullement prévenus contre lui. Elle n’avait pas, a priori, à se méfier du « grand imprévisible ».
Sylvan bon Damfels semblait être un cavalier émérite, partisan des règles de douceur et de fermeté que Marjorie avait recommandées à son fils. Peu à peu habituée au rythme et aux mouvements de son cavalier, elle se trouva en quelque sorte transposée dans un monde qui n’était plus tout à fait celui de la salle de bal, en un espace-temps engendré par la musique et les gestes qu’ils accomplissaient en parfaite harmonie. Marjorie se remémora la comparaison utilisée à l’usage de son fils récalcitrant. La valse ? Une épreuve d’athlétisme. Un rire contenu passa comme un frémissement sur son visage. Sylvan semblait prendre grand plaisir à danser avec leur hôtesse, remarquait-on, ici ou là, parmi les bon. Un murmure se répandit. Quel projet mijotait leur enfant terrible ? L’assistance se réfugia dans l’expectative et le silence.