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Rigo était sorti sur l’un des petits balcons, afin de s’isoler un peu. Accoudé à la balustrade, il contemplait la nuit. Le calme soudain attira son attention ; il se retourna et comprit aussitôt. Il n’y avait pas à se méprendre sur l’expression du regard de Marjorie, cette couleur plus douce, comme une paix, un chatoiement de confiance et de jubilation. D’où venait cette lumière sur son visage ? D’où venait cette émotion qu’il n’avait jamais sentie dans leurs moments d’intimité, jamais, pas même au commencement, dans la vaine utopie des fiançailles ? Quelquefois, lorsqu’ils galopaient par monts et par vaux, chasseurs civilisés à la recherche de l’adorable goupil empanaché, ou pendant un concours hippique, avant de franchir l’obstacle, il avait observé chez sa femme cette sorte d’excitation joyeuse dont il ne connaissait pas le secret, et ce n’était pas faute d’avoir essayé sur elle toutes les habiletés d’alcôve qui faisaient se pâmer les autres femmes, et même certaines subtilités dont le lit conjugal conservait à ce jour l’exclusivité. Peine perdue, Marjorie n’était jamais ni tout à tait troublée, ni tout à fait heureuse, comme elle semblait l’être à présent.

— Message de Persun, chuchota la puce acoustique. Votre absence commence à faire jaser.

Rigo se confectionna un sourire insolent. Il retourna dans la salle, effleura d’un regard outrecuidant les silhouettes des belles aristocrates et fit son choix. Cette soirée n’était qu’une farce.

La valse prit fin, les couples se dénouèrent. L’orchestre enchaîna aussitôt. Sylvan remercia Marjorie, chercha des yeux Stella, rejoignit celle-ci en trois enjambées et s’inclina devant elle avec une déférence exagérée.

— Mademoiselle ?

L’attention de Marjorie fut attirée par une femme qui, venant de la terrasse, franchissait la grande porte centrale. Eugénie, enfin. Soucieux de ne rien laisser au hasard, les bon lui avaient-ils désigné un chevalier servant ? Sinon, devrait-elle se résoudre à prier Sylvan d’inviter à danser la maîtresse de son mari ? La situation ne manquerait pas d’être cocasse. Mais peut-être Shevlok irait-il au-devant de ses souhaits. Le jeune homme timide se tenait non loin de la porte. La vue d’Eugénie et de sa compagne semblait avoir produit sur lui la plus grande impression.

Eugénie, en effet, n’était pas seule. Une jeune fille entra dans son sillage. Marjorie n’avait pas le souvenir d’avoir accueilli la moindre jeune fille… Saisie par un pressentiment de catastrophe, elle s’approcha d’une table et posa son verre.

Elle n’avait pas fait dix pas en direction des nouvelles venues lorsque toute conversation cessa. Il se fit parmi les bon un silence sépulcral. Shevlok bon Damfels prononça un nom d’une voix étranglée, sauvage, on aurait dit un cri qu’il s’arrachait des entrailles.

— Janetta !

Eugénie jeta un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Voyant que sa protégée ne s’était pas arrêtée, elle alla de l’avant, mais le cœur n’y était plus. Elle était la proie d’un horrible doute.

— Janetta ! cria à son tour Geraldria bon Maukerden.

Une coupe s’échappa de ses mains et se fracassa sur le plancher. Le chef d’orchestre posa sa baguette. D’un même mouvement, Shevlok et Geraldria se dirigèrent vers la jeune fille.

Il s’éleva un concert de vociférations, Dimoth bon Maukerden, tout d’abord, puis Vince, son frère, puis d’autres se joignirent à eux. La clameur grandissait comme un bruit d’émeute. On s’empressait autour de l’inconnue ; chacun voulait la toucher, lui parler. Elle se laissait manipuler comme un pantin, sans cesser de pousser d’étranges plaintes, aussi délicates que des feulements de chaton affolé, ni de braquer sur Eugénie un œil à la prunelle dilatée par l’épouvante. Shevlok referma les bras autour d’elle et la tint prisonnière, soustraite à la curiosité de tous les autres.

Sylvan s’était glissé à côté de Marjorie.

— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il.

— De qui parlez-vous ?

— Cette jeune fille… Janetta bon Maukerden. Que lui avez-vous fait ?

— Mais je ne la connais pas… je ne l’avais jamais vue avant ce soir !

— La personne qui l’accompagne connaît peut-être la réponse. Renseignez-vous, vite, avant que les cadavres de chauves-souris ne se mettent à voltiger.

Marjorie le dévisagea, interloquée. Elle n’eut pas le temps de lui demander la clé de cette image saisissante. Gustave bon Smaerlok s’était avancé au milieu de la piste et brandissait le poing à l’adresse de l’ambassadeur terrien.

— Espèce de… espèce de chiendent ! Qu’avez-vous fait à cette malheureuse enfant ?

— Silence ! tonna Rigo. Faites silence, tous !

L’éclat inattendu ramena un calme précaire. Eugénie profita de cette pause pour intervenir.

— J’ai trouvé cette jeune fille dans le Faubourg, fit-elle de son habituelle voix claire et mélodieuse, avec quelques notes d’une sonorité étouffée. Je l’ai trouvée dans le Faubourg, chez Jandra Jellico. Je lui ai mis une robe sur le dos et j’ai arrangé ses cheveux, sans plus. Elle était déjà… muette, lorsque madame Jellico me l’a présentée.

Il y avait dans ces paroles un accent de vérité qui ne trompait pas. Elles étaient l’expression sincère, sans réserve, de ce que savait Eugénie Le Fèvre. Certains aristocrates le perçurent.

— Ne vous avais-je pas prévenus ? éclata bon Smaerlok, le visage congestionné. Ne vous avais-je pas conseillé de vous tenir à l’écart de cette racaille ?

Cette fois, le cuistre avait passé les bornes. Rigo se planta devant lui, menaçant de la tête aux pieds.

— Racaille, osez-vous dire ? Comment appelez-vous les salauds qui laissent à d’autres le soin de recueillir leur fille perdue, et de lui procurer abri, vêtements et nourriture ?

Marjorie s’interposa.

— Messieurs, je vous en prie ! Bon Smaerlok, ces propos sont indignes de vous. À quoi sert-il de nous jeter des insultes au visage ? Vous êtes bouleversé, cela se conçoit. Nous ne le sommes pas moins.

— Bouleversé ? s’écria Dimoth bon Maukerden. Il s’agit de ma fille !

— Reprenez-vous ! lui ordonna Rigo. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

Nul ne souffla mot. Était-il si pénible de répondre à une question d’une telle simplicité, la première qui se présentait à tout esprit sensé ? La disparition de Janetta remontait à l’automne dernier, au début de l’automne, autant dire au déluge. Placés devant cette éternité qui s’était écoulée en l’absence de Janetta, les bon ressentaient de l’effroi, un peu de honte.

— Nous avons entendu parler de la disparition de votre fille, dit Marjorie. Ce triste événement s’est produit alors que nous n’avions pas encore quitté la Terre.

Les mots demeurèrent en suspens, comme si aucun de ceux à qui ils étaient destinés ne voulait s’en saisir. Shevlok avait abandonné la jeune fille ; il avait rejoint le cercle distant des aristocrates.