— Ce n’est pas Janetta, bredouilla-t-il.
— C’est elle ! riposta bon Maukerden.
— Ne dites pas d’insanités.
— Jeune homme, je suis encore capable de reconnaître ma fille.
Shevlok secoua la tête, le front buté.
— Ce n’est pas Janetta. Elle a l’air plus vieux.
— Mon pauvre garçon, murmura Geraldria. Le temps a passé.
— Celle-ci est différente ! s’obstina Shevlok. Elle ne ressemble pas à la Janetta que j’ai connue.
Qui aurait pu soutenir le contraire ? La ravissante idiote, dans ses voiles d’écume bleue, ne ressemblait à rien ni à personne. Rebutante de crétinisme, malgré sa beauté, c’était ainsi que la voyaient les aristocrates. Et Janetta, le cou tendu, tournant la tête tantôt à droite et tantôt à gauche pour les considérer d’un œil écarquillé, que voyait-elle ?
— Hnnngah, hnnngah, dit-elle.
Même le timbre de sa voix était inhumain.
Vince bon Maukerden retrouva ses esprits. Il avança le menton vers Rigo.
— Qui se soucie de savoir quand elle a disparu ? L’important, c’est qu’elle surgisse ici, et maintenant, comme par enchantement ! Qui nous assure que vous n’êtes pas responsable de la situation désespérée dans laquelle elle se trouve ?
— Vous n’avez même pas le courage de chasser en notre compagnie ! lança Gustave, fielleux. Le chiendent est capable de tout.
— Pourquoi aurions-nous martyrisé votre fille ? demanda Marjorie sans élever la voix. Il est si facile d’apprendre la vérité. Il vous suffirait d’interroger les habitants du Faubourg.
— Des roturiers ! répliqua Gustave sur un ton de souverain mépris. Ces gens-là n’ont aucune fierté. Ils mentent comme on respire.
Le cercle se disloqua ; Janetta fut cernée, on l’entraîna vers la porte.
Profitant de l’occasion, un grand nombre d’invités s’éclipsèrent. D’autres restèrent pour écouter en détail le récit d’Eugénie. Les bon Damfels, en particulier, ne se lassaient pas de l’interroger.
— Madame Le Fèvre, essayez de vous souvenir, insistait Sylvan. N’a-t-elle jamais rien dit, pas un seul mot ? N’a-t-elle jamais prononcé quelques paroles intelligibles ?
Eugénie secouait la tête. Non, malheureusement. Puppet ne s’était jamais exprimée autrement que par des sons discordants, semblables à ceux qu’ils avaient pu entendre.
Par la suite, Marjorie devina la raison de l’entêtement de Sylvan à vouloir élucider le mystère entourant le retour et la formidable régression mentale de Janetta bon Maukerden. Sa propre sœur n’avait-elle pas disparu dans des circonstances analogues ? Janetta, que l’on avait crue perdue à jamais, était en vie. Il existait donc un espoir de retrouver Dimity.
Nul, parmi les aristocrates, n’aurait condescendu à entreprendre de longues études, médecine, architecture, science, technologie… Les roturiers, heureusement, n’éprouvaient pas ces réticences ; ils n’hésitaient pas à quitter la Prairie pour revenir quelques années plus tard, nantis d’un diplôme. Le docteur Lees Bergrem, médecin-chef de l’hôpital du Faubourg, avait obtenu le sien à la faculté de Semling. Ce fut elle que Dimoth bon Maukerden appela au chevet de sa fille.
La camériste de Geraldria avait assisté à l’examen. Elle avait rapporté tout ce qu’elle avait vu et entendu à son frère, lequel avait sans tardé décrit la scène à Gerald Few.
Celui-ci fit son rapport à Marjorie.
— Le docteur a coiffé la petite d’un appareil destiné à mesurer ses facultés mentales. Zéro. Elle n’a pas plus d’intelligence qu’un poulet.
— Retrouvera-t-elle jamais l’usage de la parole ?
— À ce stade, le docteur Bergrem ne peut se prononcer. Toutefois, il n’est pas interdit d’espérer. Miss Eugénie ne lui a-t-elle pas appris à danser ? Le docteur aurait voulu ramener la patiente avec elle à l’hôpital afin qu’elle puisse suivre un traitement continu. Geraldria bon Maukerden a refusé tout net. C’était le pire service que cette pauvre femme pouvait rendre à sa fille. Lees Bergrem est un excellent médecin. Après avoir terminé ses études à la faculté de Semling, elle a effectué un séjour sur la Pénitentiaire. Elle a même écrit plusieurs ouvrages exposant le résultat des recherches auxquelles elle s’est livrée depuis son retour parmi nous.
Marjorie prit note de commander des copies de ces travaux à la Bibliothèque Centrale de Semling.
À sa grande surprise, elle reçut quelques jours plus tard la visite inopinée de Rowena bon Damfels.
— Stavenger ne doit rien savoir de ma démarche, déclara dès l’abord cette mère éplorée. Depuis l’autre soir, il a eu différentes conversations orageuses avec Gustave. Il m’a formellement interdit de remettre les pieds à Opal Hill.
— Je me serais volontiers déplacée, si vous aviez exprimé le désir de me rencontrer, dit Marjorie.
En fait, c’était surtout avec Eugénie que Rowena souhaitait s’entretenir. Marjorie ne les quitta pas d’une semelle. Constatant que la discussion n’aboutissait à rien, elle fit une suggestion à laquelle Rowena souscrivit avec un empressement nuancé d’inquiétude.
— Je vais prier M. et Mme Jellico de venir à Opal Hill afin que vous puissiez les interroger en toute liberté. Peut-être sauront-ils quelque chose ; à défaut, peut-être auront-ils une idée.
L’anxiété, une confiance encore balbutiante venaient de nouer entre ces deux femmes un lien ténu. Après le départ de Rowena, Marjorie fit appeler Persun Pollut.
— Pouvez-vous faire en sorte que le vigilant James Jellico et son épouse se présentent demain à Opal Hill ? Dites-leur la vérité. Rowena bon Damfels souhaite avoir avec eux un entretien particulier. S’ils ne le savent déjà, dites-leur que Dimity, la benjamine de la famille, a disparu comme avait disparu Janetta. Ils comprendront. Recommandez-leur la plus grande discrétion. Cette rencontre doit demeurer secrète.
Persun appliqua l’index sur ses lèvres et s’éclipsa. Il revint peu après. Les Jellico avaient consenti sans hésitation, ils arriveraient dans l’après-midi du lendemain. Marjorie laissa sur le grand-com de Klive le message sibyllin dont elle était convenue avec Rowena et que personne d’autre ne serait en mesure de déchiffrer. Elle pria Persun de demeurer un instant ; elle voulait obtenir de lui un petit éclaircissement.
— Après l’apparition de Janetta, alors qu’il m’interrogeait vivement à son sujet, Sylvan bon Damfels a employé une expression singulière. Si les esprits ne se calmaient pas très vite, a-t-il dit, nous finirions tous par nous envoyer des cadavres de chauves-souris à la figure. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Les Hipparions le font lorsqu’ils sont de mauvaise humeur. Ils décochent des ruades et se projettent des cadavres de chauves-souris les uns sur les autres.
— Où trouvent-ils des cadavres de chauves-souris ?
— Ce n’est pas ce qui manque, Lady Westriding. Ils jonchent le sol.
Marjorie comprenait de moins en moins. Plus tard, peut-être, elle ferait une nouvelle tentative pour y voir plus clair. Pour l’instant, elle devait s’occuper d’une autre affaire, autrement importante.
— Rowena bon Damfels me fait confiance, annonça-t-elle à Rigo. Voilà un début prometteur.
— Rien n’est moins sûr, répliqua-t-il. Pour l’instant, elle n’a pas le choix, elle a besoin de nous. Quand toute cette effervescence sera retombée, d’une manière ou d’une autre, elle rentrera dans le rang.
— À moins que d’autres aristocrates de bonne volonté ne s’engouffrent par cette porte entrebâillée.
— Un tel optimisme ne me paraît pas justifié. Prépare-toi à une belle déception.
En dépit du coup de théâtre qui s’était produit ensuite et de ses conséquences, Rigo n’avait pas oublié le visage heureux de Marjorie lorsqu’elle dansait avec Sylvan bon Damfels. Le souvenir de la complicité qu’il avait cru déceler entre eux avait depuis lors jeté un froid dans ses relations avec sa femme. Or celle-ci ne semblait pas s’être aperçue de ce changement, elle ne manifestait aucune contrariété et ne posait aucune question. C’était bien la preuve de l’indifférence qui la séparait désormais de son époux. Marjorie n’avait rien remarqué car elle avait l’esprit ailleurs. Elle pensait à quelqu’un d’autre. Plus sa femme se taisait, plus la morosité de Rigo se transformait en une noire, une farouche mauvaise humeur, jusqu’au moment où Marjorie ressentit l’impression furtive qu’un point de non-retour avait été atteint. Sans lui demander son avis, Rigo avait pris une terrible décision.