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— Ce n’est pas possible ! Tu n’as pas l’intention…

— Trop tard, dit-il avec un détachement un peu théâtral. J’ai engagé un professeur d’équitation.

— Gustave bon Smaerlok n’est qu’une vieille baderne hystérique ! Vas-tu te laisser impressionner par ses braillements ?

— Il s’est contenté d’exprimer avec la brutalité qui lui est propre le point de vue de ses pairs. Tant que nous ne chasserons pas, ils nous traiteront comme des humains de second ordre, indignes de leur estime.

— Tu appelles cela chasser ? fit-elle dans un sursaut de dégoût ? Ce n’est qu’une ignoble démonstration de masochisme collectif.

— Dans ce cas, je me fais fort de leur donner une leçon de masochisme !

— Tu ne t’attends pas, espérons-le, à ce que moi, ou les enfants…

— Non, naturellement ! Il la dévisagea, les yeux pleins de ressentiment. Pour qui me prends-tu ?

Bonne question, songea-t-il aussitôt. Et puisqu’il avait décidé d’en avoir le cœur net sur les sentiments qu’elle nourrissait à son égard, ce moment ne semblait pas plus mal choisi qu’un autre.

— De quoi parlais-tu avec Sylvan bon Damfels, tandis que vous dansiez ? A-t-il dit ou révélé quelque chose de particulier ?

Marjorie entendit cette question saugrenue d’une oreille distraite. Elle ne songeait qu’aux Hipparions.

— Qu’aurait-il pu dire ? Autant que je m’en souvienne, nous n’avons échangé que des banalités. Il m’a complimentée pour mon élégance. C’est un danseur chevronné, tu as pu le remarquer. Dans la mesure où Persun n’avait rien dit qui aurait pu m’inciter à rester sur mes gardes, j’étais plus détendue. Une belle valse, ce peut être grisant. Quel rapport avec la Chasse ?

— Aucun. Ne t’inquiète pas. Je n’exigerais pas de toi ou des enfants que vous preniez un tel risque.

— Mais toi, Rigo… toi ! Dans quel but t’imposer cette épreuve ?

— Afin de pouvoir leur soutirer la vérité. Il n’y a qu’un moyen de gagner leur confiance, c’est de me plier à ce rituel. Comme si tu n’en avais pas conscience !

Marjorie ne répondit pas. À la regarder, impassible, on aurait juré qu’elle accueillait la décision de Rigo sans émotion. En réalité, la peur la tenait si fort que sa pensée se troublait, sa raison menaçait de lui échapper. Une chose lui apparaissait avec clarté : face à la vaste et minutieuse hostilité de la Prairie, Roderigo Yrarier n’avait aucune chance. Confier sa vie à un Hipparion, emprunter, comme ces soi-disant chasseurs, le sentier de la souffrance, de l’humiliation, du châtiment, c’était s’exposer à l’échec, ou à la mort. Rigo ne le sentait-il pas ?

— Cette décision est irrévocable ?

Ce n’était pas vraiment une question, plutôt une constatation, faite sur le ton de la plus grande détresse. Rigo perçut-il l’angoisse de sa femme ? Il y eut un silence.

— Il est trop tard, dit-il enfin.

La discussion était close.

Stupéfiante machine que le simulateur, bien faite pour impressionner les futurs élèves, tant par sa taille que par son aspect effrayant. Le professeur d’équitation lui-même, Hector Paine, précisa-t-il avec un claquement de talons, quinquagénaire corpulent au visage lisse, tout gonflé de son importance, était à peine plus rassurant. Il portait sa tenue noire avec beaucoup de majesté, comme il sied à quelqu’un ayant une fois pour toutes pris le deuil de tous ceux qu’il avait envoyés à la mort.

Rigo avait installé le maître et son équipage dans un salon désaffecté qui servait de garde-meubles. Pour une fois, Stella s’était montrée douce et persuasive ; son père voulait bien qu’elle assiste à la première leçon. Il ne fut pas peu surpris lorsque Hector Paine lui annonça qu’il ne devait pas s’attendre à réaliser des progrès significatifs à moins de quatre heures d’exercice quotidien.

— Tous les matins, une heure de théorie, une heure d’exercice pratique, même chose l’après-midi. À la fin de la première semaine, on augmente la cadence. Nous devons arriver à douze heures d’affilée, un jour sur deux.

Rigo était abasourdi.

— Douze heures ! Vous n’y allez pas de main morte.

— Pensiez-vous qu’il s’agissait d’un jeu d’enfant, messire ? On a vu des Chasses se prolonger pendant plus de treize heures.

— Voilà qui laisse peu de temps pour les autres activités.

— En ce qui concerne les chasseurs, cette question n’a pas de sens. La poursuite du renard est toute leur vie, peut-être vous en êtes-vous rendu compte.

Le ton était un rien persifleur. Rigo lui jeta un regard de côté, dur, aigu.

— Vous ne devez pas manquer d’élèves, et cependant vous avez été spontanément disponible pour venir à Opal Hill, insinua-t-il.

— J’avais reçu l’ordre de me mettre à votre disposition si vous en faisiez la demande, répondit le professeur avec une franchise désarmante.

— Gustave bon Smaerlok, n’est-ce pas ?

— C’est exact.

Tandis que s’établissait cette prise de contact un peu déconcertante, mine de rien, Stella s’était approchée du simulateur qu’elle examinait sur toutes les coutures, touchant ceci ou cela, intriguée, ravie, fredonnant un air de valse entendu l’autre soir.

— Bon Smaerlok a bon espoir que je capitulerai avant peu ? s’enquit Rigo, plus pour éprouver la roublardise d’Hector Paine que pour obtenir une réponse qu’il connaissait déjà.

— Il n’a rien dit de tel. Toutefois j’ai eu l’impression que votre abandon, si vous deviez en arriver là, le comblerait d’aise.

— Vous a-t-il demandé de lui présenter un rapport régulier ?

— Rien d’aussi fastidieux, heureusement. Quand j’estimerai que vous êtes en mesure de chasser, je devrai l’en avertir. Ne vous faites pas d’illusions, messire Yrarier. Les bambins de l’aristocratie montent sur le simulateur avant l’âge de trois ans, selon le calendrier de la Prairie. Nous les faisons travailler un jour sur deux, pendant des mois et des mois, jusqu’à leur quatrième anniversaire. Autrement dit, la préparation d’un enfant normalement constitué n’exige pas moins de quatre années terrestres.

Rigo ne trouva rien à répondre. Peut-être ne chasserait-il jamais, faute de temps. À moins qu’il ne surpassât en volonté, en endurance, le plus génial rejeton des latifundia.

Les deux hommes avaient depuis longtemps oublié la présence de Stella. Celle-ci s’était installée dans le fond de la pièce. À demi dissimulée derrière un empilement de chaises, elle écoutait tout, observait tout, enregistrait et jubilait en son for intérieur. Jamais elle n’aurait imaginé pouvoir se consoler aussi vite de la perte d’Elaine. Depuis qu’elle avait dansé avec Sylvan bon Damfels, la jeune fille ne regrettait plus du tout d’avoir suivi ses parents sur cette planète rébarbative. Sylvan était un être d’exception, un homme cousu de grâce et de vertu. Elle avait senti sur son visage la caresse un peu onglée de son regard, expérience inoubliable.