— Vous êtes charmante, Stella, sincèrement.
Elle allait mettre en œuvre le seul moyen de séduction qui présentât quelque prix à ses yeux : elle allait forcer l’admiration de Sylvan. De mémoire d’aristocrate, on n’aurait jamais vu quelqu’un s’initier aussi vite à l’art de la Chasse. Une étrangère, de surcroît, une petite Terrienne intrépide.
Dans la navette qui avait amené le professeur d’équitation se trouvaient aussi James et Jandra Jellico. On les conduisit dans le bureau de Marjorie où ils attendirent l’arrivée de Rowena bon Damfels.
Elle n’était pas venue seule, cette fois ; son fils cadet l’accompagnait. Sylvan s’adressa aux Jellico avec la plus grande courtoisie.
— Dites-nous ce que vous savez, sans rien omettre, dit-il. Vous n’avez rien à vous reprocher, tout le monde en est convaincu. Dites-nous simplement, avec le plus de précisions possible, comment les choses se sont passées entre vous et cette jeune fille.
Marjorie et Tony se tenaient un peu à l’écart. Personne ne laissa entendre qu’ils étaient de trop. Marjorie avait envisagé une remarque sur l’inopportunité de leur présence. Le cas échéant, elle était résolue à écouter derrière la porte.
Ce que le vigilant et son épouse avaient à dire tenait en peu de phrases, mais celles-ci furent répétées et disséquées inlassablement.
— Ne mettez surtout pas en doute les affirmations de Ducky John, déclara Jelly. Sous prétexte qu’elle exerce une activité de triste réputation, n’allez pas vous imaginer qu’elle est malhonnête pour autant. Si elle prétend avoir découvert Janetta bon Maukerden endormie dans sa cour de derrière, vous devez la croire sur parole.
— Mais comment se serait-elle retrouvée là ? demanda Rowena pour la dixième fois.
Tout à coup, James Jellico perdit patience. Il en avait par-dessus la tête des échappatoires, des euphémismes, des faux-fuyants, tout cet arsenal laborieux qui permettait aux bon d’esquiver une vérité dont l’énormité les dépassait. Il décida d’enfreindre les interdits de langage, espérant que ce traitement de choc aurait un effet salutaire sur la mère de Dimity.
— Madame, la dernière fois que l’on a vu votre fille, elle était à califourchon sur l’une de ces bestioles. Si l’on écarte l’hypothèse invraisemblable d’une fugue, alors sa monture l’aura bel et bien enlevée et conduite en un lieu connu d’elle seule et de ses semblables, n’est-ce pas la première idée qui s’impose ? Vous m’avez demandé de parler franchement. Voilà qui est fait.
Le mot tabou était lâché, avec son cortège de visions terrifiantes, à partir desquelles l’imagination pouvait se déchaîner. Un enlèvement, bien sûr. Dimity, enlevée par les Hipparions, tout le monde le savait. Eux, les monstres, grandes forteresses hérissées de barbelés, qui avaient réduit Janetta à l’état de créature décérébrée. Quelqu’un avait-il là-dessus un doute quelconque ? Par contre, personne n’aurait pu émettre la moindre hypothèse sur le pourquoi et le comment de toutes ces disparitions. Personne n’osait y songer. D’autres questions se bousculaient dans l’esprit de Marjorie. Pour quelle raison, niant l’évidence, les aristocrates avaient-ils porté cette accusation ridicule contre l’ambassadeur du Saint-Siège ? Qu’avez-vous fait de cette enfant ? s’était écrié bon Smaerlok. Rowena, mise au pied du mur, n’avait toujours pas réagi. Même Sylvan se taisait. Marjorie devina l’exaspération de Tony. Craignant qu’il ne manifeste trop brutalement son opinion, elle prit sa main dans la sienne et la serra très fort.
Après le départ des Jellico, Rowena donna libre cours à son émotion et pleura, la tête sur l’épaule de son fils. Celui-ci fixait sur Marjorie un regard qui exigeait et implorait à la fois. Ne dites rien, pas encore. Épargnez-lui les effets de votre curiosité. Ne portez pas sur elle de jugement trop sévère.
— Maman, ne veux-tu pas aller te reposer un instant, avant que nous ne prenions congé ?
Rowena comprit à demi-mot, elle acquiesça. Tony interpréta de même le coup d’œil que lui adressa sa mère. Il se proposa aussitôt pour conduire leur invitée vers la chambre d’ami. Au moment de quitter la pièce, Rowena se retourna.
— Lady Westriding, un jour viendra où je serai peut-être en mesure de vous prouver ma reconnaissance. Si vous deviez solliciter mon aide, quel qu’en soit le prix, elle vous est acquise.
À peine furent-ils sortis que Marjorie se tourna vers Sylvan pour l’ensevelir sous une avalanche de questions. Il l’arrêta d’un geste.
— Ne m’interrogez pas, je vous en prie. Je ne sais rien.
— Cela ne se peut. Vous êtes ici chez vous, vous côtoyez ces animaux à longueur d’année !
Une vive anxiété se peignit sur les traits du jeune homme. Il jeta dans toutes les directions un regard affolé.
— Ne parlez pas ainsi, par pitié. Ne les traitez jamais d’animaux, même en pensée. Rayez ce mot de votre vocabulaire lorsque vous songez à eux.
— Fort bien. Comment les appelez-vous ?
— Les Hipparions. À la rigueur, quand nous avons la certitude de ne pouvoir être entendus, nous les désignons sous le terme plus désinvolte de « montures ».
Sa voix s’étrangla. Il s’empourpra et glissa un doigt dans le col de sa chemise, subitement devenu trop étroit. Marjorie le dévisageait avec perplexité. Cette crise de suffocation n’était pas une comédie, pas plus que les gouttelettes de sueur qui perlaient sur son front. Il luttait pour reprendre son souffle.
— Que se passe-t-il ? Êtes-vous malade ?
Il haletait. Il était hors d’état de répondre.
Elle lui prit la main.
— Ne parlez plus, si cela vous est si pénible. Contentez-vous d’un signe, je comprendrai. Les Hipparions ont-ils sur vous un quelconque ascendant ?
Il hocha la tête, imperceptiblement.
— Ce pouvoir coercitif s’exerce-t-il sur votre pensée… votre cerveau ?
Un frémissement de paupières tint lieu d’acquiescement. Marjorie se remémora l’étrange expression d’absence sur les visages des chasseurs qu’elle avait vus à Klive.
— Que ressentez-vous exactement ? Une entrave à la liberté de raisonner ? Plutôt l’impression d’avoir la tête vide ?
Sylvan ferma les yeux ; sa respiration se fit précipitée.
— Ils vous font violence, n’est-ce pas ? En ce moment même ?
Il poussa un soupir et cessa de résister. Sa tête dodelina. Marjorie l’observait avec une méditative, une intense curiosité.
— D’un côté, vous êtes sous leur emprise et subissez la fascination de la Chasse. De l’autre, il vous est interdit de prendre le plus léger recul pour considérer cette activité dans laquelle vous allez vous jeter aveuglément. Il vous est même interdit d’en parler.
Le visage de Sylvan se convulsa. Une eau brûlante lui emplit les yeux.
— Ces phénomènes doivent être d’autant plus vifs que vous frayez souvent avec eux et participez à toutes les Chasses… Lors de notre rencontre à Klive, sitôt après votre retour, comment avez-vous fait pour nous parler si librement ?
— Ils étaient partis, souffla-t-il. Quand la Chasse a été très longue, comme ce fut le cas ce jour-là, ils ne s’attardent pas, ils déguerpissent. Aujourd’hui, je sens leur présence autour de Opal Hill. Ils nous cernent.
— Pendant l’hiver, ou l’été, les saisons mortes, sans doute retrouvez-vous la possession de vous-mêmes, poursuivit Marjorie, songeuse, comme se parlant à elle-même. Dès qu’approche la date de l’ouverture, vous retombez sous leur influence, tout au moins ceux d’entre vous qui continuent à chasser.
Un simple regard lui apporta la confirmation qu’elle attendait.