— À la veille du printemps, par exemple, comment font-ils pour battre le rappel des chasseurs ? Se rassemblent-ils par douzaines autour de vos propriétés ? Par centaines ? Elle guetta un démenti qui ne vint pas. Ils affluent par centaines et vous harcèlent jusqu’au moment où tout votre être aspire à la Chasse. Les enfants doivent être soumis à une pression intense.
— Dimity… Dimity a résisté, fit-il d’une voix minuscule.
— Votre petite sœur a disparu.
— Mon père… Grand Veneur depuis des années ! Comme Gustave…
— C’est horrible, dit Marjorie, tout en songeant : Rigo me croira-t-il ? Se laissera-t-il convaincre ?
Le visage de Sylvan s’était un peu rasséréné. Il respirait plus librement.
— Il est temps que j’aille chercher ma mère.
— Cependant, vous leur opposez une certaine résistance, comment faites-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas été désarçonné et piétiné ? Pourquoi les chiens ne vous ont-ils pas enlevé un bras ou une jambe, comme ils le font quand ils décèlent chez un chasseur un embryon de révolte ?
Il ne dit mot. La réponse allait de soi : il n’y avait pas de rébellion possible pendant le déroulement de la chasse. Quand il galopait sur son Hipparion, Sylvan se conformait à la discipline de fer assurant la cohésion de l’entité monstrueuse formée par les montures, les hommes et les chiens. Contrairement aux autres, il avait la chance de pouvoir se ressaisir sitôt qu’il avait franchi la grille du domaine et fait quelques pas dans le jardin. Sans cela, il n’aurait jamais été en mesure de leur donner cet avertissement.
Marjorie souriait.
— Tout de même, il vous a fallu un certain courage pour faire à des étrangers une déclaration aussi audacieuse, plus encore que je n’avais imaginé.
Sylvan saisit la main de la jeune femme et la posa contre sa joue. L’hommage était des plus chastes, toutefois ce fut le moment que choisit Rigo pour entrer dans la pièce.
Le jeune homme fit un pas en arrière, s’inclina devant Marjorie, pivota, s’inclina derechef devant Rigo. Il balbutia quelque chose que personne ne comprit et s’éclipsa.
— Ai-je malencontreusement interrompu quelque chose ? demanda Rigo sur un ton glacial.
Marjorie était trop préoccupée pour attacher la moindre importance à la mauvaise humeur de son époux. Elle se préparait à livrer bataille.
— Tu ne chasseras pas, déclara-t-elle de but en blanc. Il ne faut pas, c’est beaucoup trop dangereux.
— Est-ce plus dangereux aujourd’hui que ça ne l’était hier ?
— Sylvan bon Damfels vient de me révéler…
— Les confidences de cet individu ne m’intéressent pas.
Marjorie le regardait avec gravité.
— Les Hipparions ne sont pas seulement des monstres, Rigo. Ils sont dotés d’une prodigieuse puissance d’envoûtement. Ils exercent sur les chasseurs une domination irrésistible…
— Le petit Damfels ne manque pas d’imagination. Je me demandais quelle fable les aristocrates inventeraient pour m’amener à renoncer à mon projet. Celle-ci est tellement bouffonne qu’elle en devient presque digne de crédibilité.
— Tout est vrai, cela crève les yeux, mais tu t’obstines pour une raison que j’ignore. Au cours d’une Chasse, alors qu’il est impossible de mettre pied à terre, des jeunes filles disparaissent et personne n’ose porter d’accusations contre les Hipparions, pas même leurs parents. N’est-ce pas étrange ?
— Ma chère, si tu venais à te volatiliser lors d’une partie de chasse et que l’on te retrouve sous les oripeaux d’une courtisane dans quelque bourgade de garnison, devrais-je en rejeter la responsabilité sur ton cheval ?
9
Le Monastère se trouvait sur un périmètre d’herbe rase, cernée par une steppe plus fournie. Au plus fort de l’été, sous un soleil à rissoler les pierres, les frères moissonneurs fauchaient des graminées colossales, de la taille et du diamètre de tiges de canne à sucre, et les liaient en bottes. Celles-ci étaient halées jusqu’au Monastère. Travail harassant qui occupait la moitié des effectifs de la classe des novices. Entre-temps, les frères fossoyeurs avaient creusé, parallèlement les unes aux autres, de longues tranchées, très étroites, profondes d’environ huit pieds, bornant le périmètre des nouvelles salles. Malgré les nombreux décès, l’afflux constant de nouvelles recrues, les bannis du Saint-Siège, justifiait sans cesse de nouveaux efforts d’agrandissement.
Les tiges étaient plantées sur un double alignement dans les fondations. On obtenait ainsi des haies impénétrables ; le sommet de chacune était ensuite rabattu vers l’intérieur de la surface délimitée, puis joint à l’extrémité supérieure de la rangée opposée, de façon à former une voûte serrée qui serait enfin recouverte de chaume. Les parois latérales recevraient une garniture de palmes tressées. Libre aux architectes de compartimenter ce grand espace clos pour le transformer en dortoir, sans oublier l’indispensable chapelle et la cuisine communautaire. S’il n’avait été hérissé de tours, le Monastère aurait ressemblé à un tumulus géant coiffé d’une superstructure végétale polie et jaunie par le temps.
Au fil des décennies, les tours s’étaient multipliées. Il y en avait des centaines, une forêt de flèches, de plus en plus hautes et téméraires, simulant l’ivresse par jour de grand vent. Au début, simple subterfuge imaginé par de jeunes moines agiles et ingénieux pour tromper leur ennui, la construction des tours était devenue une activité à part entière, une passion, presque une religion pour ceux qui s’y adonnaient avec frénésie, chaque nouvelle création s’érigeant en défi lancé à la face du ciel et ravalant au néant l’espèce inférieure des bâtiments initiaux. Où que l’on se trouvât, dans un rayon de plusieurs kilomètres autour du Monastère, on ne pouvait lever le nez sans être saisi par la splendeur sidérale des tours, reliées entre elles par un lacis de fragiles passerelles, géométrie impalpable à laquelle avaient participé toutes les espèces végétales de la Prairie. Rejetant sur leur épaule les pans de l’encombrante soutane, les moinillons gravissaient ces échelles de Jacob arachnéennes et vacillantes. Ils traversaient des ponts semblables à des lianes jetées en travers de l’abîme et se hissaient à la pointe des flèches, jusqu’à ces plates-formes qu’ils disaient chargées d’énergie céleste et d’où l’on pouvait observer le passage des anges. Peu à peu, cet exercice devint le sport de l’élite et se constitua la secte des acrobates. C’était à qui aurait contemplé, depuis son perchoir, le spectacle le plus grandiose, le plus délirant. L’importance du phénomène obligea le Vénérable Laeroa à déployer des trésors d’ingéniosité pour soustraire des imprudents à l’attention de Fuasoi, inquisiteur redouté. Les champions du Doux Endoctrinement n’étaient-ils pas, autant que la piétaille, à l’affût d’un dérivatif à leur ennui ? Un conseil de discipline, voire un procès pour hérésie, aurait été le bienvenu.
Comme l’avaient fait avant lui quantité de petits frères, tout au long des générations, sa dernière bouchée avalée, Rillibee attendait le coup de gong signalant la fin du repas. Il se lèverait alors de table, porterait son couvert jusqu’au guichet de la cuisine, puis sortirait pour se rendre à la buanderie, et s’assiérait à la pompe pour accomplir la corvée du soir.
Un chuchotement s’éleva dans son dos. Inquiet, il se retourna aussitôt. Il n’y avait là qu’un mur aveugle, sans même une étagère, sans rien.
— Toi, Lourai, ouvre bien tes oreilles, reprit la voix.
Rillibee regarda le plafond sans plus de succès. À la dérobée, il jeta un coup d’œil sur ses plus proches voisins dont le séparaient plusieurs chaises inoccupées, des fonctionnaires subalternes envoyés depuis peu par le Saint-Siège pour étoffer le bureau du Doux Endoctrinement. Il était recommandé de n’attirer leur attention sous aucun prétexte, lui avait dit Mainoa.