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— Lourai, ton initiation aura lieu ce soir, après la corvée de pompe.

Il crut percevoir un gloussement malveillant, ricanement de sorcière à chats, et ferma les yeux en appelant sur lui la miséricorde divine. Quand il les rouvrit, quelques secondes plus tard, il eut l’intuition que le danger était écarté, provisoirement. À nouveau, il examina les convives assis à plusieurs mètres d’intervalle et devina qu’il n’y avait là aucune aide à attendre.

Le grand réfectoire se composait de cinq galeries voûtées, rayonnant comme les doigts de la main autour du dôme central. Là étaient assis le Révérend Jhamlees et ses plus proches collaborateurs. Chaque galerie n’abritait qu’une seule table immense le long de laquelle les moines prenaient place par ordre d’ancienneté. Tables et chaises, de fibre végétale finement tressée, faisaient l’admiration de Rillibee. Miriam leur aurait trouvé un air de famille avec le rocking-chair du salon. Mais le fauteuil familial était d’osier commun, d’un jaune banal, quand toutes les nuances de l’arc-en-ciel jouaient sur le mobilier du Monastère de la Prairie.

Les nouvelles recrues étaient affectées d’office aux places les moins reluisantes, en bout de table, loin, très loin du dôme prestigieux. N’ayant personne sur sa gauche, et personne en face, Rillibee se voyait délivré du souci d’une conversation à fleurets mouchetés, écartelé entre la peur de trop en dire et celle de passer pour un niais. D’un autre côté, il s’ennuyait ferme. Il se fit la réflexion que l’ordinaire de cette cantine était supérieur à celui du Saint-Siège. Le vacarme du gong éclata. Sa vibration se prolongea en un interminable point d’orgue. Les moines se levèrent comme un seul homme. Le silence revenu s’emplit d’un vaste bruit de frottement tandis que des centaines de pieds cheminaient d’un pas égal et lent vers la cuisine. Les moines se dispersèrent ensuite dans la nuit.

Une fois dehors, Rillibee suivit l’allée qui, longeant le réfectoire, conduisait à la buanderie. Il s’assit devant l’un des bras du levier servant à manœuvrer la pompe. Peu après, un frère d’un âge indéterminé, montrant le visage clos, indifférent de l’homme soumis depuis des lustres à l’usure de la pure et machinale routine, entrait et s’installait en face de lui. Sans un mot, ils se livrèrent au fastidieux va-et-vient grâce auquel l’eau tiède d’une lointaine source souterraine montait et se distribuait dans les canalisations qui alimentaient les cuves de la cuisine.

— Quelle misère ! marmonna Rillibee, songeant aux pompes actionnées à l’aide de moteurs éoliens ou de batteries solaires dont s’enorgueillissait par ailleurs le Monastère.

Son coéquipier le gratifia d’un regard hostile. La corvée de pompe était une sanction disciplinaire, et comme telle se devait d’être effectuée dans la résignation. Il n’y avait donc pas lieu de s’interroger sur son ineptie ou son caractère injuste. Rillibee poussa un profond soupir. À quoi bon souhaiter en avoir fini le plus tôt possible, ce soir surtout, avec la menace d’une « initiation » dont il pourrait bien ne pas sortir vivant ? Comprenant qu’il n’y avait rien à espérer du dormeur assis qui partageait son triste sort, il employa l’heure suivante à repasser dans son esprit la conversation qu’il avait eue la veille avec le Révérend Jhamlees Zoe.

— Il est précisé dans ton dossier qu’une crise t’a terrassé alors que tu prenais ton repas dans le réfectoire… Tu aurais émis de violentes accusations…

Sur le point de se lancer dans une volubile explication concernant l’origine de cette prétendue attaque de nerfs, Rillibee s’était souvenu à temps des conseils de Mainoa. En silence, il avait attendu la fin de l’intervention du Révérend.

— Tout s’est passé comme vous le dites, avait-il murmuré, les yeux au sol.

— Encore deux petites années et tu touchais au terme de ton service… Jhamlees Zoe avait un visage couleur de limon, admirablement lisse et gonflé comme un ballon de baudruche. Pourquoi a-t-il fallu que ta foi chancelle ? Autant que tu le saches tout de suite, il n’y a pas de place ici pour le doute ou l’insubordination.

— Je le sais, Révérend.

— As-tu présents à l’esprit les principaux articles du dogme ? Voyons… Quelle est la vocation ultime de l’humanité ?

— L’humanité a le devoir de peupler la galaxie, afin de répandre partout la parole divine.

— Quelle tâche est assignée aux femmes ?

— La production de fidèles du Saint-Siège.

— Qu’arrive-t-il après la mort ?

— Après la mort vient la résurrection.

— Qu’adviendra-t-il à la fin des temps ?

— Tous les fils de Dieu depuis le commencement renaîtront à la vie et guidés par les plus parfaits d’entre eux atteindront enfin aux trois principes sacrés : Sainteté, Unité, Immortalité.

— Hum, fit Jhamlees Zoe, ce n’est pas trop mal, pour une tête brûlée. Quel besoin as-tu éprouvé d’attirer sur toi les foudres du Sacré Collège ?

Encouragé par le compliment, Rillibee oublia toute prudence.

— Révérend, un détail me tracasse. Comment les machines s’y prendront-elles pour ressusciter tout ce monde ? Il n’y aura plus personne pour assurer leur fonctionnement.

— Petit insolent ! Où veux-tu en venir ?

— Il faut se rendre à l’évidence, Révérend, l’épidémie n’aura laissé aucun survivant. Les machines sauront-elles, de leur propre chef, faire face à une tâche d’une telle ampleur ?

— Ton impertinence te coûtera dix coups de fouet. Tu en recevras dix autres pour avoir proféré des mensonges. L’épidémie n’existe pas. Ce ne sont que des rumeurs alarmistes répandues par les ennemis du Saint-Siège.

— Alors craignons ces rumeurs qui ont le pouvoir de tuer. N’ai-je pas vu, de mes yeux, l’infection dévorer le corps de ma mère ? Mon père et ma sœur n’ont-ils pas été contaminés ? Peut-être suis-je moi-même atteint sans le savoir. On dit que le mal peut se déclarer après une incubation de plusieurs années…

Le visage du Révérend avait pris une teinte encore plus inquiétante. Il avait montré la porte.

— Hors d’ici ! Hors d’ici, suppôt du diable !

Rillibee n’avait pas eu besoin de se l’entendre dire une troisième fois, il s’était éclipsé sur la pointe des pieds. Depuis ce moment, il avait attendu avec anxiété d’être convoqué pour la séance de flagellation. Personne n’était venu le chercher. Dans l’intervalle, un autre danger s’était manifesté.

Il ne pouvait continuer à pomper jusqu’au matin. Lorsque son coéquipier eut lâché son bras de levier et se fut levé en retroussant sa soutane pour éviter de marcher dessus, Rillibee fut obligé d’en faire autant. Longtemps après que l’autre fut sorti, il n’avait toujours pas quitté la buanderie. Il envisagea de se soustraire à ses bourreaux en passant la nuit dans ce réduit solitaire, tapi dans le coin le plus sombre. Vaincu par l’absurdité de ce raisonnement, il se résigna à mettre le nez dehors.

Il s’engagea à petits pas sur le sentier du dortoir.

— Te voilà enfin ! lança une voix surgie de la nuit. À ta place, je serais pressé d’en finir.

Il eût été ridicule, certainement périlleux, d’ignorer l’injonction. Quant à se rebeller, il n’y fallait point songer. Rillibee haussa les épaules et bifurqua pour rejoindre ce provocateur invisible. Sitôt qu’il eut franchi la première enceinte, ils lui tombèrent sur le paletot, trois d’entre eux le maîtrisèrent sans peine et l’entraînèrent le long d’un chemin caillouteux jusqu’à un bâtiment inconnu. Une galerie débouchait sur l’entrepôt qui devait leur servir de quartier général.