Ils étaient une douzaine, sans compter ses ravisseurs, vêtus de caleçons et de justaucorps. Les flammes papillotantes des lanternes extrayaient de l’ombre des visages jeunes, tiraillés par des tics sardoniques. Dans leurs yeux brillait une ardeur qui n’avait rien de mystique.
On le poussa sur un banc. Ses jambes flageolaient, il fut trop heureux de s’asseoir. Il éprouvait une sorte d’exaltation froide qui se distinguait totalement de la peur. Peut-être les acrobates, habitués à frôler la mort, à transgresser les règles, auraient-ils été à même de comprendre, s’il avait eu le temps de leur expliquer. Il garda le silence ; personne n’était disposé à l’écouter.
L’un d’eux se détacha du groupe et se campa devant lui dans une pose hardie, menton levé, poings sur les hanches et pieds à angle droit.
— Je suis Beaupré ! annonça-t-il.
C’était un individu de haute taille affligé d’une maigreur d’ortie sèche, les cheveux sauvages, la bouche rossarde. Son allure d’insecte était encore accentuée par des bras et des jambes interminables. Rien chez lui, manières, attitudes, regard, qui ne fût fabriqué. À partir de quoi, pour le bénéfice de qui ? se demanda Rillibee. Il se garda du moindre commentaire, fidèle à l’adage que le patron des acolytes du Saint-Siège enseignait à ses disciples : moins vous en direz, moins vous prêterez le flanc aux accusations.
Le grand cabotin fit un autre pas en avant.
— Pour t’avoir observé avec attention depuis ton arrivée, nous sommes en mesure d’affirmer sans crainte de nous tromper que tu appartiens à l’espèce insignifiante des catiminis.
Cette remarque fut ponctuée d’un reniflement de mépris.
Rillibee branla du chef, humblement.
— Cela ne suffit pas. Tu es prié de reconnaître le fait à haute et intelligible voix. Tu es un catimini, avoue-le !
— Je le suis, déclara l’intéressé sans s’émouvoir.
Las de singer les grands seigneurs, Beaupré adopta une posture plus plaisante.
— Vois-tu, catimini, aux yeux d’un acrobate, tes semblables sont et seront toujours indignes de baiser la semelle de ses souliers. Le frère Shoethai, pour ne citer que lui, est le modèle des catiminis. N’est-il pas vrai, vous autres ?
Les comparses exprimèrent bruyamment leur approbation. Pas de doute, il n’y avait rien de plus abject qu’un catimini.
Rillibee avait déjà eu maintes occasions de rencontrer le frère Shoethai, erreur de la nature, lapsus de la création, presque émouvant par sa condition d’infirme, et dont personne n’osait se moquer à découvert pour la simple raison qu’il appartenait au bureau du Doux Endoctrinement.
— Certains, atteints de difformités, ne pourront jamais devenir acrobates, nous en sommes conscients, reprit Beaupré avec affabilité. En ce qui te concerne, nous sommes disposés à te donner une chance. C’est la moindre des choses, qu’en penses-tu ?
Rillibee commit sa première maladresse. Au lieu d’acquiescer sagement, il voulut jouer au plus malin.
— Je ne réclame aucun régime de faveur. Faites comme si j’étais un infirme. Catimini je suis, catimini je resterai, je n’y vois pas d’inconvénient.
Toute la tribu se récria. Ils glapissaient et bondissaient avec une ardeur de loups, et le nouveau venu ne put s’empêcher de remarquer combien les courtisans de Beaupré ressemblaient à leur maître : même hure d’illuminé, même silhouette nerveuse et famélique, avec quelque chose de disproportionné dans les membres qui leur donnait une dégaine vaguement simiesque.
Le chef élargit son sourire à se fendre les joues. Rillibee songea à la grimace jubilante du bourreau sur le point d’arracher les ongles de sa victime.
— Pardonnez-lui, mes frères, il ne sait pas ce qu’il dit. Es-tu seulement ignorant, catimini ? Ne serais-tu pas plutôt un crétin congénital ? La vie des catiminis est un enfer de tous les instants. Tu ne me crois pas ? Demande au pauvre Shoethai.
— Qu’est-ce que l’enfer de Shoethai comparé aux souffrances qu’endure tout être vivant frappé par l’épidémie ? répliqua étourdiment Rillibee.
— L’épidémie ? Beaupré se tordait d’un rire silencieux. Excellente plaisanterie. Fais-en profiter d’autres que nous, petit frère. Hop, il est temps de montrer ce que tu as dans le ventre. Grimpe !
— Grimper où ? Grimper sur quoi ? s’enquit Rillibee avec une belle désinvolture. Il se sentait gagné par une vague angoisse assez désagréable, prélude à une pesanteur de tête familière, elle-même le premier symptôme du vertige. Le moment était mal choisi pour céder à ce genre de malaise. L’urgence de la situation lui inspira un pauvre stratagème, destiné à gagner un peu de temps. Avant que nous ne procédions à cette fameuse initiation, ne pourrais-tu me présenter certains de tes camarades ? demanda-t-il.
Beaupré le gratifia de son terrible sourire en lame de faucille, pour montrer qu’il n’était pas dupe et consentit, bon prince, à satisfaire sa curiosité. D’un geste, il invita les autres à obtempérer. Artimon, le Dessossé, Grand Mât, Petit Mât, Zigomar, Guibolles et Fildefer déclinèrent successivement leur identité. Rillibee se fit un devoir de retenir tous les noms et de fixer dans sa mémoire les visages correspondants.
Le Désossé retint son attention. Un grand gaillard émacié avec un regard profond qui ne cédait pas dans son visage de sphinx. Il gardait les yeux fixés sur Beaupré et ne s’était guère manifesté jusqu’à présent. Celui-ci ne se contentait pas d’être le simple aboyeur du monarque. Peut-être avait-il l’étoffe d’un rival ? En jouant sur ses frustrations, peut-être, le moment venu, pourrait-on faire appel à lui pour contrarier la rage dominatrice de Beaupré ?
Celui-ci s’impatientait.
— Nous n’avons pas toute la nuit ! s’écria-t-il. En route !
Ils s’abattirent sur Rillibee, pêle-mêle, grouillement fiévreux parcouru d’un bruissement de ruche. Le « catimini » se sentit soulevé de terre. On l’emporta le long de la galerie. On lui fit gravir une volée de marches au sommet desquelles on le fit passer par une trappe. Il se retrouva sur un toit de chaume. Non loin de l’orifice s’élançait une tour ; une échelle d’aspect délicat était dressée contre la mince colonne. Elle conduisait à la première fourche. Au-delà s’enfuyaient d’autres spirales, d’autres échelles, dont les sommets s’évanouissaient dans la brume.
— Il n’a pas froid aux yeux, je le sens, murmura le Désossé. Sa poigne de fer crocheta l’épaule de Rillibee. Tâche de te distinguer, minus.
Beaupré montra les dents.
— De quoi je me mêle ? Il flanchera comme les autres. Veux-tu parier ?
— Topons là, Beaupré ! Une semaine de corvée de cuisine, l’enjeu te convient ? S’il se dégonfle, je prends ton tour ; s’il tient le coup, je t’abandonne le mien.
— Marché conclu, Désossé. Tu as vu ses yeux ? C’est un crevard !
Le chef fit mine de se tenir les côtes. Rire muet de squelette propre à donner la chair de poule. Rillibee sentit la peur lui monter comme un doigt glacé le long du dos.
Que faire, mon Dieu, que faire ? s’égosilla la petite voix intérieure qui ressemblait furieusement à celle du perroquet.
— Commence donc par la fermer, chuchota Rillibee.
— Si tu as quelque chose à dire, catimini, fais en sorte que je puisse l’entendre !
Rillibee secoua la tête. Cette fois, il se voyait perdu. Beaupré, en effet, n’était pas homme à se faire souffler l’enjeu d’un pari. Une fois là-haut, il s’arrangerait pour que la situation tourne à son avantage, que l’expérience, autrement dit, tourne court pour le malheureux cobaye. Quelle importance, au fond ? Il se pouvait bien que sans le savoir, ce grand primate fort en gueule lui rendît un fier service.