Je suis un crevard, gémit le perroquet. Tuez-moi tout de suite !
Ils l’entouraient, à présent, et le pressaient d’explications. Les règles de l’initiation étaient simples. On lui donnait trois minutes d’avance ; passé ce délai, on se ruait à ses trousses. S’il était assez prompt pour gagner une autre échelle et redescendre sans être rejoint, il recevait le titre d’acrobate. Si on lui mettait la main dessus avant qu’il n’eût à nouveau touché le toit de chaume, il restait un catimini et, comme tel, se voyait rouer de coups, avec plus ou moins de violence selon le plaisir qu’il avait donné à ses poursuivants. S’il se faisait prendre trop vite, la raclée se devait d’être mémorable. Il pouvait aussi glisser et se rompre le cou, à moins qu’il ne se relevât sain et sauf. Cela s’était vu : le chaume amortissait les chocs. Il pouvait aussi refuser de gravir l’échelle. Il ne survivrait pas assez longtemps à ce choix pour regretter d’avoir voulu tenir tête aux acrobates.
— Allons, Lourai ! Hop, hop, hop ! entonna la détestable racaille. C’est le jour de son initiation, le plus beau jour de sa vie !
Ni les braillements ni les menaces n’auraient pu à eux seuls l’inciter à se plier à leur caprice. Au cours de toutes ces années, l’idée de la mort lui était devenue habituelle. Joshua, Songbird et Miriam n’étaient plus. À quoi bon poursuivre une existence misérable ? Depuis trop longtemps, il était las de ce perpétuel et douloureux ressassement du passé. Mais le trépas auquel il aspirait devait être semblable au sommeil, paix, silence et joie céleste. Jamais il n’accepterait d’être soustrait à la vie de manière aussi rebutante, et pour le bon plaisir d’un énergumène.
L’échelle ne l’effrayait nullement, malgré son étroitesse et sa hauteur vertigineuse. Il en avait vu d’autres, le conduit du vide-ordures du Saint-Siège, en particulier. La descente et la remontée rituelles n’auraient donc pas été tout à fait inutiles. Il avait appris les règles élémentaires que connaissent tous les alpinistes et funambules, ne jamais regarder en bas, s’assurer que l’on a une bonne prise avant de confier son poids à un autre point d’appui. Il choisit un barreau situé à hauteur d’épaules, l’agrippa des deux mains et commença l’ascension sans se hâter. À vingt mètres au-dessus du toit, il força le rythme. Il gardait les yeux fixés sur la ligne de fuite de la tour, enfumée de brouillard.
Avaient-ils remarqué, ceux d’en bas, ce lourd plafond qui s’affaissait lentement ? S’il conservait une avance satisfaisante, il s’engloutirait dans les nuages et personne ne le trouverait.
Il atteignit le premier embranchement. Une arche cintrée reliait cette tour à la suivante, contre laquelle filait l’autre échelle. Elle était de jonc tressé, à peine plus large que le pied. Rillibee se souvint des poutrelles du vide-ordures, qui chaque fois lui donnaient l’impression d’être un danseur de corde ; il s’engagea sans hésiter sur cette fragile traverse. De l’autre côté, l’échelle se dressait à pic, on aurait dit qu’elle se cabrait. Il s’éleva à la rapidité d’une araignée grimpant le long de son fil. Une ovation narquoise salua l’exploit. C’était bien la première fois que l’on voyait un catimini trotter sur une passerelle et poursuivre l’ascension au-delà de la première tour ! Plus qu’à l’issue du pari, Beaupré songea à son prestige menacé. Sans attendre l’expiration du délai, il se jeta sur l’échelle. Les plus audacieux s’empressèrent de protester.
— Pas de jeu ! Pas de jeu ! Les trois minutes ne sont pas écoulées !
Rillibee sentit poindre la colère. De quel droit ce caporal retors enfreignait-il ses propres règles ?
Beaupré n’avait cure du mouvement d’humeur provoqué par son initiative. Il montait à toute vitesse. Plusieurs affidés s’élancèrent à sa suite. Artimon, Petit Mât, puis Guibolles.
— Tricheurs ! cria le Désossé. Vous ne lui avez même pas laissé sa chance.
L’accusation rasséréna quelque peu Rillibee. Elle fut accueillie par des clameurs, le Désossé avait ses partisans. Rillibee entendait aussi les vociférations et les menaces dont l’assaillaient Beaupré et ses complices, destinées sans nul doute à lui faire perdre contenance. Le pied vient si facilement à manquer lorsque la peur vous rattrape !
— Je viens te chercher, Lourai ! Le grand méchant loup va te sauter dessus !
Beaupré se trompait. Rillibee n’avait pas peur, bien au contraire. Il enrageait et se sentait pousser des ailes. Il s’enhardit à regarder vers la terre. Il se trouvait déjà à une altitude élevée, pourtant les acrobates pullulaient sur les barreaux inférieurs de son échelle. Il franchit une nouvelle arche, aussi fragile et instable que la précédente. Cette fois-ci, l’échelle était si ténue, si délicate qu’elle semblait avoir été tissée par des elfes. On n’en voyait pas la fin.
Rillibee commençait à ressentir des courbatures dans les bras. Il écoutait sa propre respiration, trop courte et précipitée. Il aspira une bouffée de nuit et la trouva lourde. Puis la brume se posa sur son visage comme un linge humide. La fraîcheur l’enveloppa. Il était entré dans le monde de l’invisible, couleur d’oubli, où sa propre main était escamotée à vingt centimètres de son visage. Personne ne pouvait le voir, désormais, mais les tremblements du support renseigneraient toujours les chasseurs sur la direction qu’il avait prise. Il s’imposa une ascension plus lente et plus discrète, tout en fouillant le brouillard d’un regard aiguisé, anxieux. Enfin, l’objectif qu’il s’était proposé d’atteindre se dessina, juste au-dessus de lui, une excroissance latérale de la tour, comme un palier projeté en plein ciel.
Rillibee dénoua la cordelière qu’il portait à la taille. Prestement, il fit passer sa soutane par-dessus sa tête, plia et replia le vêtement et ficela le ballot obtenu avec l’un des bouts de sa ceinture. Vêtu de ses seuls dessous, il rampa sur l’éperon, vestige probable d’un engin de levage auquel devaient être attachées une corde et une poulie permettant de hisser les matériaux de construction.
À quelque deux mètres au-dessus de ce petit promontoire avait été jeté un pont des plus rudimentaires, fait de trois câbles disposés en triangle, un pour la marche, deux pour l’équilibre. Le brouillard très dense dérobait cette légère structure à la vue de Rillibee, mais pour l’avoir repérée alors qu’il se trouvait encore en bas, il était certain qu’elle se trouvait là, à portée de son « grappin » de fortune.
Il se hissa sur ses pieds, chancela, trouva son aplomb. Après avoir entortillé l’extrémité libre de la cordelière autour de son poignet, il lança le projectile, sa soutane roulée en boule, sur un rythme pendulaire, lâchant un peu de longueur à chaque nouvelle oscillation jusqu’à obtenir un long mouvement de balancier. Enfin, il harponna quelque chose, certainement le câble inférieur du pont. Il avait prévu de nouer les deux bouts de sa ceinture pour former une boucle à laquelle il se suspendrait. Ni vu ni connu dans cette fumée opaque. Aucun de ses poursuivants ne remarquerait sa présence, personne n’aurait l’idée d’aller le chercher, ainsi suspendu entre ciel et terre. Il donna un peu de mou pour faire redescendre la partie lestée. Rien ne bougea. Inquiet, il tendit la cordelière et dut se rendre à l’évidence : la soutane était demeurée coincée, il pouvait dire adieu à son petit stratagème.
Il respira profondément. L’air lui sembla de fer, un goût acide, froid, taciturne. Accroupi sur sa minuscule plate-forme, la cordelière inutile dans la main, il prit son mal en patience. De tout près lui parvenaient les râles et les bougonnements d’un acrobate essoufflé. Puis cette exclamation de triomphe prématurée :