Dieu merci, il avait retrouvé ses esprits. À nouveau, d’un ferme regard, il envisageait sa triste vie, et la mort qui l’en délivrerait. Il s’acheminait paisiblement vers l’inéluctable décision quand une demi-douzaine de moinillons enjoués l’entourèrent et lui firent fête. Les uns lui ébouriffaient sans façon les cheveux, les autres lui postillonnaient des compliments au visage. Pour un catimini, il s’était fort bien comporté, là-haut, dans les agrès, à tel point qu’on l’avait baptisé sur-le-champ Willy la Vigie. Pour les avoir divertis, pour avoir humilié Beaupré, que tout le monde craignait et détestait, il avait mérité leur estime et leur reconnaissance.
Rillibee accepta l’une et l’autre. Réconforté par cette camaraderie sans effort, il remit à plus tard ses projets de suicide. Sa vie s’organisa autour de ces trois identités : pendant la journée de travail, prisonnier du carcan de l’ennui et de la discipline, il était frère Lourai, métamorphosé en Willy la Vigie à la nuit tombée, lorsqu’il s’envolait vers les cimes du Monastère en compagnie de l’aimable troupe de ses admirateurs. Plus tard, rassasié d’acrobaties aériennes, il s’isolait sur l’une des plus hautes tours ; dans l’obscurité coupée par le vol lourd et bourdonnant des phalènes, il s’asseyait et sentait monter en lui l’élan du passé, il assistait à la renaissance de Rillibee Chime, l’homme multiple dont l’esprit épousait tout l’espace compris entre la Terre, sa planète natale, et ces minarets enturbannés de lumière et de nuages soyeux au pied desquels il se retrouverait tôt ou tard, pour ne jamais se relever.
Pour la troisième ou la quatrième fois depuis qu’il lui était parvenu, il y avait de cela de longs mois, Jhamlees Zoe, chef de la sécurité, Responsable du Doux Endoctrinement, ouvrit le paquet d’aspect anodin dans lequel était dissimulé le message confidentiel en provenance du Saint-Siège. Le caractère intime de la lettre n’avait pas empêché son expéditeur de sacrifier au rituel archifatigué de la formule introductive : « Bien Cher Frère en Sainteté. » Après quelques préciosités de la même veine exhibitionniste, on entrait dans le vif du sujet :
Cher Nods, mon ami de longue date, quand tu liras ces lignes, je serai le nouveau Hiérarque…
Cory, c’était le moins que l’on pût lui reconnaître, avait de la suite dans les idées.
— Vieux forban, grommela le Révérend. Au séminaire, déjà, le petit Cory, clerc ambitieux, serinait à qui voulait l’entendre qu’il finirait au sommet de la pyramide. Il avait tenu parole, encore plus tôt que son « ami de longue date » n’aurait pu se l’imaginer.
… Pour des raisons qui ne regardent que lui, mon prédécesseur, le regretté Carlos Yrarier, a confié à son neveu Roderigo une mission de la plus haute importance. Il s’agit de se rendre sur la Prairie et d’y mener une enquête afin de déterminer si l’épidémie a fait là-bas son apparition et si l’on ne pourrait pas trouver sur place le remède miracle capable d’enrayer ce mal foudroyant. Ces derniers temps, le Saint-Siège a multiplié les déclarations solennelles accréditant la légende d’une épidémie « inventée » de toutes pièces par nos ennemis. Balivernes que tout cela ! L’horrible fléau fait des ravages, les cas mortels se multiplient partout, même au sein de notre communauté. À ce jour, la Prairie semble devoir être le dernier îlot de résistance. Pourquoi ? C’est justement la tâche de Roderigo Yrarier de le découvrir dans les plus brefs délais. S’il échoue, nous en serons réduits à attendre que les machines résurrectionnelles accomplissent leur œuvre, une fois l’alerte passée. Quand je dis « nous », je songe naturellement au petit nombre des élus dignes d’être ramenés à la vie. Toi, moi, et quelques autres triés sur le volet. Il n’a jamais été dans les intentions secrètes du Saint-Siège, nous le savons, de favoriser une résurrection de masse.
Quoi qu’il en soit, dans la mesure où ta planète semble mystérieusement épargnée, j’ai l’intention de faire moi-même le voyage, étant entendu que dans mes bagages se trouveront les chercheurs les plus qualifiés pour trouver au plus vite un remède efficace. Rien ne doit transpirer du véritable motif de ce déplacement, je te laisse deviner pourquoi. Quel désastre si les rumeurs concernant l’épidémie recevaient une confirmation ! Quel désastre encore plus grand si l’espoir d’un sérum immunisant se répandait parmi les populations concernées, celles-ci étant disséminées à travers tout le système ! Certains membres du Sacré Collège voient derrière cette épidémie un signe de la fureur exterminatrice du Tout-Puissant, désireux de purger l’univers de tous les mécréants et de réserver aux seuls croyants le privilège d’assurer un repeuplement plus conforme à sa volonté. Pour ma part, moins enclin à mettre cette décimation sur le compte de la volonté divine, je l’interprète surtout comme une chance qu’il serait absurde de ne pas saisir.
D’après ce que nous savons, un ou plusieurs individus contaminés seraient arrivés sur la Prairie à l’insu des autorités. Ils en seraient repartis guéris. Tous nos espoirs reposent sur ce fragile renseignement. Aussi ai-je l’intention de me mettre en route sans différer, mais sans précipitation, de peur d’éveiller les soupçons. Afin de donner à cette expédition les apparences d’une tournée officielle, je serai contraint de m’arrêter ici et là, toutefois je compte arriver sur la Prairie peu après l’envoyé de mon prédécesseur. Dans l’intervalle, si tu as ouï dire que Yrarier est sur une piste, fût-ce la plus ténue, fais-le-moi savoir sur-le-champ en utilisant le circuit dont je t’indique ci-joint les étapes.
À ce stade, tu l’auras compris, il s’agit surtout de ne pas donner l’alarme. Un vent de panique balaierait tout sur son passage. Nos marges de manœuvre se réduisent de jour en jour, la situation se tend, elle ne tient plus qu’à un fil. À l’heure où j’écris, le vieux Hiérarque n’en a plus pour longtemps. Ton serviteur, ami de toujours et cousin, se porte comme un charme. Plaise au ciel qu’il en soit encore ainsi lorsque je m’embarquerai pour la Prairie ! S’il se passe quelque chose, avertis-moi. Je compte sur toi.
La missive était signée Cory Strange. Leur amitié ne datait pas d’hier. Elle remontait à l’époque lointaine où Jhamlees Zoe n’était encore que Nods Noddingale. Aux dernières nouvelles, il n’avait pas lieu de s’inquiéter, ni de prendre sa plume pour répondre au nouveau Hiérarque. L’ambassadeur du Saint-Siège était là depuis peu de temps. Jhamlees Zoe n’avait entendu parler d’aucun cas de maladie mystérieuse. Pour plus de sûreté, il donnerait de nouvelles instructions à son assistant, Noazee Fuasoi, en termes assez vagues pour ne pas lui mettre la puce à l’oreille. Dorénavant, je vous prierais de me tenir informé de toutes les rumeurs de caractère inhabituel… Fuasoi obéirait sans poser de questions.
Songeur, le Révérend remit le pli dans l’enveloppe, celle-ci dans le paquet et rangea le tout dans son coffre.
Ainsi s’écoulaient les jours, entre la prière du matin et la prière du soir, les répétitions de la chorale, les messes chantées, les menues besognes, le réfectoire, les acrobaties, la fuite dans le rêve, véritable combat de la persévérance. Chaque nuit, il s’endormait d’un sommeil de bête ou de pierre. Pour ainsi dire, Rillibee ne voyait pas le temps passer. Bientôt, lui avait-on dit, il serait affecté à une tâche permanente.
Au jour dit, sous le masque de frère Lourai, Rillibee se faufila hors du Monastère et courut jusqu’à la cité Arbai afin de discuter de son avenir avec le frère Mainoa, la seule personne en qui il eût confiance. À son réveil, il avait pris une nouvelle fois la décision de surseoir à son suicide. C’était un premier pas dans la bonne direction, ses supérieurs en conviendraient certainement, toutefois cela ne résolvait pas le problème de sa vocation. À présent qu’il était décidé à vivre, qu’allait-on faire de lui ?