— Ils veulent savoir si une activité serait, plus que les autres, conforme à mes goûts, déclara-t-il d’une voix angoissée. Je dois leur donner ma réponse cet après-midi.
— Rien de plus naturel, le rassura frère Mainoa. Te voilà plus ou moins intégré dans la collectivité ; ensuite, frère Flumzee, alias Beaupré, et sa tribu d’orangs-outans semblent disposés à t’accorder un répit, bien qu’ils aient déjà sur la conscience plusieurs assassinats maquillés en accidents. Tout est rentré dans l’ordre, aussi a-t-on décidé en haut lieu de régulariser ta situation.
— Où cela un répit ? répliqua Rillibee indigné. Disons plutôt qu’ils n’ont jamais trouvé l’occasion de me nuire. Ils me haïssent toujours autant. C’est bien simple, moins ils me voient, moins ils ont envie de me voir.
— Pourquoi ne pas leur donner entière satisfaction ? Pour éliminer un adversaire, le plus simple est encore d’aller au-devant de ses désirs. Ils t’ont assez vu ? Parfait, débarrasse le plancher une bonne fois. La meilleure solution, à mon avis, serait que tu viennes travailler avec moi sur le chantier, et tant mieux si nous pouvions obtenir ta mutation avant que les vingt coups de fouet promis ne reviennent à la mémoire du Révérend. Comment suis-je informé de cette punition ? Quelqu’un a dû me renseigner, je ne sais plus qui. Pour en revenir à l’entretien que tu auras cet après-midi, garde-toi de laisser entendre que les fouilles archéologiques ne te déplairaient pas. C’est le plus sûr moyen d’être envoyé ailleurs.
Le vieux frère réfléchit un instant, tout en mâchouillant un brin d’herbe.
— À ta place, reprit-il, voici comment je procéderais. Je plaquerais sur mon visage un air de chien battu et leur demanderais de me communiquer la liste des places à pourvoir. Ils énuméreront une demi-douzaine d’activités au nombre desquelles le chantier. S’ils omettent de mentionner cette possibilité, fais-le, mais sur le ton le plus évasif. « Le jour de mon arrivée, la navette qui m’amenait du spatioport a survolé la cité Arbai », pourrais-tu marmonner du bout des lèvres. Ils ne manqueront pas de saisir la perche. Dès que tu entends prononcer le mot « chantier », tu te récries : « L’archéologie ! Très peu pour moi. Je m’ennuierais à périr au milieu des ruines…» Cela devrait les convaincre.
— Pourquoi ce petit machiavélisme ? Le Vénérable Laeroa sera présent. Ne m’aviez-vous pas dit qu’il était digne de confiance ?
— En effet, Laeroa est un type bien et je ne lui ménage pas mon estime. Un esprit ouvert, un érudit. L’archéologie l’intéresse, le jardinage et surtout la botanique. Malheureusement, il ne lui appartient pas d’assigner leurs fonctions aux nouvelles recrues. C’est le rôle du Vicieux Responsable des Troubles Endocriniens, l’ignoble Noazee Fuasoi. Ce grand misanthrope s’acharne à faire le mal de tous ceux qui tombent sous sa coupe ; il ne connaît pas d’autre joie dans l’existence. Un de ses grands plaisirs consiste à faire de chacun l’esclave du travail qui lui convient le moins. Shoethai l’assiste dans cette tâche rebutante, mais personne ne se donnerait la peine de haïr ce misérable second couteau. L’insignifiance du personnage le met à l’abri des aversions tenaces.
— Dans son cas, il s’agirait plutôt d’une répulsion insurmontable. Quand on se trouve en face d’un tel monstre, on est partagé entre les haut-le-cœur et l’envie de meurtre. Son visage est cabossé comme si un enragé avait voulu l’écraser.
— Ce pourrait bien être l’explication, en effet. En le voyant si laid, son père aurait tenté de rouer de coups le nouveau-né, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il s’est fatigué avant d’en arriver là, prétendent les mauvaises langues.
— Il faut donc leur dire à tous deux le contraire de ce que je pense… ?
Mainoa acquiesça avec vigueur.
— C’est aussi simple que cela et je me porte garant du résultat. Tu prends une mine d’enterrement et tu proclames ton dégoût pour les momies et les vieilles pierres.
— Qui m’assure qu’il n’en sera rien ? Et si, sans le savoir, je leur disais la vérité ?
— Quelle vérité ?
— Comment puis-je être certain de me passionner pour l’archéologie ?
— Au pire, cette besogne t’apparaîtra, comparativement, comme un mal supportable. Malgré les grandes qualités de monte-en-l’air que tu as révélées ces derniers temps, préférerais-tu passer au Monastère tes vingt prochaines années ? Au début, cela peut sembler drôle, même enivrant, de faire le singe à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol, sous l’œil jaloux des casse-cou de moindre envergure. Il faut songer aux lendemains. Tout d’abord, l’émulation conduit à de dangereux excès. Ensuite, en admettant qu’un bon acrobate fasse de vieux os, on se lasse de cette relation contemplative avec le ciel et l’horizon. Un de ces jours, alors que tu seras perdu dans tes pensées, la tête dans les nuages, Beaupré ou l’un de ses chenapans profitera de la distraction de ton garde du corps pour te précipiter dans le vide. Sur le chantier, au moins, tu ne risques rien. Ici, tu peux faire une croix sur le saint-frusquin des prières et autres salamalecs. Ici, nous allons de surprise en surprise, jusqu’au jour où nous déchiffrerons l’énigme entière.
Rillibee opina sans trop de conviction. Il se leva à contrecœur et reprit, tête basse, le chemin du Monastère. Il n’avait pas fait vingt pas que l’expression de détresse appropriée se peignait sur son visage sans qu’il eût besoin de se faire violence. Depuis son départ dramatique de Red Canyon, près de douze ans auparavant, le fantasme du retour ne l’avait pas quitté. Un souvenir magnifique le hantait : l’allée de trembles en bordure du torrent, la coulée verte où l’automne allumait un pétillement d’or « à couper le souffle ». De ces embrasements successifs, sa mémoire faisait un seul instant, une splendeur immobile, un vertige. Reverrait-il jamais un feuillage tout neuf, étincelant sous le soleil ? Entendrait-il à nouveau le murmure du vent dans les branches ? Les arbres avaient-ils quitté sa vie ?
Frère Mainoa le suivit longtemps des yeux.
— Pauvre gamin, soupira-t-il. Il a le mal du pays, comme je l’avais jadis.
Non loin de lui, un taillis fit entendre un ronronnement interrogatif. Habitué depuis longtemps à ces caprices de la nature, le vieux moine ne fut ni effrayé, ni même surpris. Il ferma les yeux, se concentra. Le mal du pays n’était pas une sensation si facile à définir. Il tenta de la formuler, à l’aide d’idées, à l’aide de mots, pouvant servir de supports à des images. Celles-ci peuplèrent son esprit en une succession rapide. À la nuit tombée, on rentre chez soi. La vie resplendit derrière les fenêtres allumées de la maison. La porte s’ouvre, des bras se tendent. Les larmes jaillirent sur son vieux mufle raviné. Il les écrasa d’un poing coléreux. Combien de fois ne s’était-il pas laissé prendre à ce jeu ? Après avoir été assimilées par son interlocuteur, les émotions qu’il s’était efforcé de transmettre lui étaient renvoyées avec une intensité accrue.
— Barbares, tous autant que vous êtes ! maugréa-t-il.
Le doux ronflement prit une inflexion compatissante. On lui présentait des excuses.
— Notre dernière rencontre a eu lieu dans le bosquet, au creux du vallon, reprit Mainoa, un peu rasséréné. Que viens-tu faire ici ?
Il eut la vision d’un arbre au sommet duquel un espace vide, comme une tache de néant irisée de bleu et de rose, donnait l’impression d’être roulé en boule. Il perçut des plaintes et des gémissements.