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— Aucune inscription, constata-t-il, rien qui puisse donner un sens précis à toutes ces compositions.

— Les sculptures sont privées de légendes ; par contre, les bibliothèques regorgent d’ouvrages que nous sommes incapables de déchiffrer.

Dommage, songea Rillibee. Il ne lui aurait pas déplu d’étudier le langage de cet ancien peuple, de se familiariser avec sa philosophie qu’il aurait pu comparer avec la perception que les hommes avaient du monde.

Au sud-est naquit un bruit infime, comme le vrombissement lointain d’un essaim. D’un même mouvement, les deux hommes se tournèrent dans cette direction et scrutèrent l’horizon.

— Ce sont nos touristes de Opal Hill, grommela Mainoa. Que viennent-ils faire sur notre chantier, je me le demande.

Alors que l’aéronef arrivait en vue de sa destination, Marjorie n’était pas loin de se poser la même question. Rigo avait émis le souhait de rencontrer au plus vite les supérieurs du Monastère, sans se douter que les leçons d’équitation absorberaient bientôt une grande partie de son temps. Marjorie avait spontanément proposé de se substituer à lui pour tenter cette démarche qui devait leur permettre d’apprécier l’aide qu’ils seraient en mesure d’attendre de la Fraternité Verte.

L’inestimable Persun Pollut l’avait dissuadée de prendre contact avec la direction de la communauté.

— Ils ont constitué un bureau du Doux Endoctrinement, chargé de veiller à ce que l’air frais ne circule jamais dans les esprits. Le dogme est pour eux l’expression absolue de la vérité. Réfractaires à toute nouveauté, à toute contradiction, ils vous serviront dans la langue des fonctionnaires du Saint-Siège leurs théories ordinaires, petits fragments de ténèbres qui prétendent éclairer le monde. Plutôt que de vous adresser aux gardiens de cette maison de spectres, je vous conseillerais d’avoir affaire aux insoumis, surtout si vous avez l’intention de leur soutirer des renseignements. À plusieurs reprises, tandis qu’il s’acquittait dans le Faubourg d’une tâche ou d’une autre, j’ai eu l’occasion de rencontrer le vieux moine qui leur sert un peu de commissionnaire. Le frère Mainoa a la tête sur les épaules et les pieds sur terre, ce n’est pas le moindre de ses points communs avec les roturiers. Il est franc du collier, aussi n’hésitez pas à lui parler sans détour. Si les moines sont malades plus que de raison, si leur infirmerie est prise d’assaut, il vous le dira.

— Soit, mais puis-je rencontrer le frère Mainoa sans passer par le bureau dont vous parliez ?

— Il existe un excellent moyen de ne pas éveiller leur méfiance. Dites que les ruines de la cité Arbai vous intéressent. Demandez s’il vous serait possible d’avoir un accompagnateur pour visiter le chantier. On m’a dit que le frère Mainoa s’y était installé à demeure. De toute façon, il est le seul à posséder quelques notions d’archéologie, et personne d’autre ne voudra se déranger.

Tout compte fait, la perspective de passer une journée loin de Opal Hill ne déplaisait pas à Marjorie. Joignant l’utile à l’agréable, la famille (amputée du pauvre Rigo, soumis aux diktats de l’imposant Hector Paine) pourrait en profiter pour apprivoiser l’herbe de la Prairie en s’offrant un plantureux pique-nique. Marjorie fit préparer le nécessaire ; elle demanda aux enfants si cette sortie champêtre leur serait agréable.

Tony accepta sur-le-champ. Stella déclina l’invitation, alléguant la fatigue, excuse incompréhensible aux yeux de sa mère. Quel effort la jeune fille avait-elle donc fourni pour justifier cet épuisement ? s’interrogeait Marjorie.

Pouvait-elle se douter que chaque nuit, quand tout dormait, Stella se glissait dans la grande pièce vide transformée en manège et chevauchait le simulateur jusqu’à l’aube ? À ce régime d’enfer, il était miraculeux qu’elle tînt encore debout pendant la journée.

Résolus à transformer l’expédition en partie de campagne, la mère et le fils n’avaient pas accueilli sans un soupçon de contrariété la proposition faite par le Père Sandoval et le Père James de se joindre à eux. Ils se trouvaient donc tous les quatre à bord du gracieux aéronef, piloté avec adresse par Tony, lorsqu’une pluie fine se mit à tomber. Toutes les couleurs de la Prairie se fondirent dans cette poussière d’eau, se condensèrent en un gris uniforme, fusion froide, au-delà de toute couleur. À leur arrivée, les visiteurs furent accueillis par deux moines, aussi dissemblables que possible. Le plus âgé, presque bedonnant, semblait plus fait pour jouer les éminences grises que pour recueillir les miettes de civilisations défuntes. L’autre, un petit gars de l’âge de Tony, la poitrine creuse, coiffé d’un casque de boucles noires et serrées, montrait un regard immense dans un visage délicat. À peine Mainoa eut-il posé les yeux sur le Père Sandoval que toute sa physionomie s’éclaira. Escomptait-il trouver chez ce prêtre du même âge que lui une affinité spirituelle ? Mesurait-il au contraire un adversaire potentiel ? Il avança la main en direction du col droit de l’ecclésiastique.

— Seriez-vous tous deux les serviteurs d’une Église ?

Le Père Sandoval dévisageait ce moine de fantaisie, lointain suppôt du Saint-Siège, avec un air de calme autorité.

— Nous appartenons au clergé catholique, en effet. Mon nom est Sandoval. Voici le Père James.

Mainoa branla du chef, les yeux sérieux, souriant. Il posa la main sur l’épaule de Rillibee.

— Regarde-les bien, petit frère ! Ces hommes ont choisi leur destin, en toute liberté. Notre vocation nous fut imposée, parfaitement ! Nous avons été embrigadés, manu militari, dans cette vie de chasteté, de silence, de privations. Personne ne s’est demandé si nous avions ressenti l’appel. Le bannissement sanctionnait tout refus d’obéissance. C’est pourquoi nous sommes ici, en terre étrangère, jusqu’à la fin de nos jours.

Le Père Sandoval l’avait écouté, plus sacerdotal que jamais, hésitant à manifester une sympathie qui lui semblait prématurée.

— Les procédés du Saint-Siège ne nous sont pas totalement inconnus, murmura-t-il.

Le frère Mainoa les dévisagea tour à tour.

— À mesure que nous progresserons dans la visite des ruines, je vous demanderai de garder présent à l’esprit ce que je viens de vous dire.

Les visiteurs échangèrent un coup d’œil d’incompréhension. Marjorie se remémora le portrait flatteur que Persun Pollut avait tracé du frère archéologue. Il avait omis de le présenter comme un vieil ours sarcastique.

La ville morte gisait au milieu de l’herbe violette. Les tranchées étendaient leurs ramifications sur un périmètre considérable auquel on accédait par trois marches d’un noir profond, faites de tiges assemblées en faisceaux serrés, plantés à la verticale, dont le sommet avait été aplani pour former une surface absolument lisse qui s’affaissait sous les pas dans un bruit saisissant. On aurait juré une exclamation de souffrance, ou de reproche.

Un peu de respect ! Déchaussez-vous, avant d’entrer dans une nécropole.

L’illusion était stupéfiante. Répondant à cette injonction de l’invisible, Tony se pencha, porta la main à son soulier gauche et se redressa aussitôt, confus et rougissant. Le Père Sandoval se signa vivement, les sourcils froncés dans une expression de surprise et de méfiance ; le jeune prêtre projeta devant lui une main incertaine, comme s’il craignait de perdre l’équilibre. La première réaction de stupeur passée, Marjorie interrogea des yeux leurs guides. Tous les prodiges ont une explication.

Frère Mainoa leur fit un sourire en coin.

— Nous les avons tous entendues, semble-t-il, contrairement au Vénérable Fuasoi, qui reste sourd, à chacune de ses visites. Ne prenez pas l’air fâché, mon Père. Vous soupçonnez quelque supercherie de ma part, vous avez tort. Rappelez-vous seulement qu’il n’est pas donné à tout le monde d’ouïr cet avertissement quand on pose le pied sur ces belles marches végétales que j’ai confectionnées moi-même. Les voix choisissent qui bon leur semble.