Ils se trouvèrent dans une rue revêtue de petites dalles grises, toutes luisantes de pluie. De quelle carrière les bâtisseurs Arbai avaient-ils extrait ce matériau ? L’allée pavée s’évasait à intervalles en espaces circulaires bordés d’élégants trottoirs eux-mêmes soulignés de longues pierres blanches.
Frère Mainoa embrassa le ciel d’un grand geste.
— Naguère, des arbres s’élevaient au milieu de ces ronds-points, dit-il.
Tous levèrent les yeux. Le vent jouait dans les branches, les feuilles bruissaient en un frisson rapide. Marjorie ne voyait rien et n’en croyait pas ses oreilles.
— Quelle sorte d’arbres ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Des arbres d’une essence courante dans la grande forêt de la Zone Franche, s’empressa de répondre Rillibee, impatient de transmettre les renseignements qu’il avait entendus, moins d’une heure auparavant, de la bouche de son aîné. Quelques souches étaient encore en place lorsque la cité fut exhumée. À l’état de fossiles, bien sûr. L’examen paléontologique a révélé qu’il s’agissait d’arbres fruitiers. Vous n’en trouverez que dans la grande forêt.
Les portes et les façades des maisons alignées le long de la ruelle étaient enrichies de sculptures. Frère Mainoa attira l’attention des visiteurs sur les panneaux de bois. Certains, assura-t-il, représentaient des scènes de la vie religieuse.
— En êtes-vous certain ? demanda le Père Sandoval, sans dissimuler son incrédulité.
Mainoa haussa les épaules et se tint coi. Certaines compositions, étranges, inexplicables, suggéraient une interprétation mystique, tel était son avis qu’il n’avait pas qualité pour imposer comme une vérité incontestable. Le Père Sandoval répondit à son silence par un demi-sourire.
Sur une certaine porte, deux Hipparions se tournaient le dos. Ils lançaient des ruades et semblaient s’envoyer des mottes de terre, à moins que les projectiles décochés ne fussent destinés au mystérieux objet que l’artiste avait placé entre eux. Sculpture ou machine ? Bien malin qui aurait pu le dire. Figuré en retrait, un Arbai plein de dignité assistait à la scène. Au demeurant, toute interprétation n’était-elle pas sujette à caution dans la mesure où maints détails significatifs avaient pu être détruits lorsqu’on s’était acharné contre les portes ?
Les panneaux, en effet, étaient en triste état, fendus, éclatés, enfoncés sous la violence d’une poussée qui les avait en partie arrachés de leurs gonds. Les habitations se composaient de petites pièces rudimentaires au sol pavé, aux parois d’argile polymérisée (cette précision fut fournie par Mainoa), percées de larges fenêtres donnant sur la steppe. Nécropole… l’esprit du lieu avait employé ce mot à bon escient. Derrière les portes soufflées, ce n’était qu’un grand désordre de momies démembrées, ossements épars, dépouilles écailleuses. Tout ce qu’il restait des Arbai. Cadavres humanoïdes que les hommes ne pouvaient contempler sans émotion, tant les attitudes, tant les grimaces dans lesquelles la mort avait figé ces malheureux évoquaient la détresse ou l’épouvante humaines. Le regard isolait, ici une mâchoire béante, là des orbites semblables à des trous noirs, ailleurs une main, presque une patte, avec ses trois doigts médians et ses deux pouces, tendue vers le bourreau pour implorer, ou repousser. Dans certains quartiers, de certaines momies retournées à l’état de poussière ne subsistaient que quelques os, un éparpillement d’écailles. Le visiteur trouvait derrière chaque porte les mêmes scènes d’une violence inouïe, dont les victimes se distinguaient seulement par une désintégration plus ou moins avancée.
Marjorie ferma les yeux. De temps à autre, par rafales légères, lui parvenaient des bruits de voix. Ils semblaient provenir de la rue voisine. Des gens parlaient avec animation dans une langue incroyablement étrangère, chargée de sifflements et de rugosités. Un éclat de rire fusait parfois, comme une embardée d’humanité au milieu de ces rumeurs barbares.
— Des fouilles sont-elles en cours aujourd’hui ? demanda-t-elle. Une équipe est-elle au travail non loin d’ici ?
— Nous sommes seuls, Lady Westriding. Frère Mainoa lui adressa un sourire de connivence. Troublant, n’est-ce pas ? Avez-vous réellement entendu l’écho d’une rue animée, ou n’est-ce que le vent, toujours prompt à jouer des tours ? Combien de fois ne me suis-je pas posé cette question…
Marjorie se fit la réflexion que ce moine excentrique connaissait son nom, bien qu’elle n’eût pas le souvenir de l’avoir décliné.
— Cette cité s’intègre bien mal dans son environnement, fit observer Tony. On a l’impression que les Arbai se sont appliqués à greffer sur la Prairie une création d’une extraordinaire originalité.
Mainoa le regarda comme s’il découvrait seulement que ce charmant jeune homme pouvait aussi faire preuve d’intelligence.
— C’est en effet l’aspect le plus remarquable de ces ruines. Leur caractère profondément énigmatique. On serait tenté de penser que ces malheureux s’efforçaient d’évoquer, à travers un habitat si spécifique, le monde de leurs ancêtres, à jamais perdu.
— Décidément, la Prairie est le lieu de tous les mystères, murmura Marjorie. Le nom du Dr Bergrem vous est sans doute familier. Dans l’un de ses ouvrages, elle passe en revue certains phénomènes qui fondent l’originalité de cette planète. Je songe en particulier à cette substance, baptisée d’un nom interminable qui m’échappe, dont la présence dans l’organisme humain est indispensable au renouvellement de nos cellules. On la trouve ici en abondance, et sous une forme dont la Prairie a l’exclusivité. En ce qui concerne les prodiges acoustiques que nous avons remarqués depuis notre arrivée, le Dr Bergrem pourrait sans doute avancer une explication. Est-elle seulement au courant de leur existence ?
— J’ai présenté à mes supérieurs un rapport à ce sujet, répondit Mainoa avec raideur. Sans doute pense-t-on en haut lieu que la sénilité m’inspire ces folles imaginations. À ma connaissance, personne n’est encore venu s’assurer sur place de la véracité de mes témoignages.
Plus sensible qu’elle ne voulait l’admettre à l’influence funèbre de ces ruines peuplées de cadavres mutilés, auxquels se superposait par intermittence la mystérieuse cacophonie de voix éteintes depuis la nuit des temps, Marjorie donnait des signes de lassitude et de nervosité. Remarquant son regard anxieux, le Père Sandoval lui toucha le bras.
— Ces ruines sépulcrales distillent tous les ingrédients de l’angoisse, dit-il. Prenons garde de ne pas nous laisser torturer par les sottes superstitions que pourraient inspirer les vestiges émouvants d’une race morte. En plus étendue, cette cité me fait penser aux communes rurales dans lesquelles vivaient jadis nos paysans. N’y a-t-il aucun quartier d’affaires, pas même un centre commercial ? On se représente mal ces ruelles grouillantes d’activités multiples.
— Il en est ainsi de toutes les cités Arbai, expliqua Mainoa. Elles ressemblent à des villages, en effet. Aux yeux des Terriens, leur mode de développement peut sembler plein de contradictions et d’inconséquences. Nous n’avons trouvé ni vaisseaux, ni moyens de transport au sol, ni même, à proprement parler, de machines au sens où nous l’entendons, et cependant, ils voyageaient dans l’espace. Aux grandes concentrations urbaines dans lesquelles les hommes ont choisi de s’enfermer, ils préféraient les unités modestes, regroupant quelques centaines d’habitants tout au plus.