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Le Père Sandoval l’écoutait avec attention.

— Vous avez fait allusion à une terre ancestrale dont ils auraient conservé la nostalgie. D’où viennent les Arbai ? A-t-on identifié leur planète d’origine ?

— On prétend qu’il pourrait s’agir de la Pénitentiaire, sur laquelle furent retrouvées des cités en nombre important. Une hypothèse que tous les archéologues ne partagent pas.

— Au fond, l’extinction des Arbai elle-même n’est qu’une supposition, avança le Père James, pensif, les mains enfoncées dans ses poches. Comment savoir si l’espèce ne coule pas des jours paisibles, dans quelque région inexplorée du système ?

Mainoa haussa les épaules.

— Certains ne voient dans les ruines exhumées ici ou là que de simples avant-postes, l’équivalent sommaire de nos colonies. Selon eux, nous n’aurions pas encore découvert le véritable foyer de la civilisation Arbai. Vous demandiez si la cité comprenait un centre, un emplacement pouvant accueillir la vente de biens ou de services. Cette rue conduit à un vaste espace dégagé, sur trois côtés duquel sont ménagées des alcôves. Dans l’une d’elles furent trouvées des jarres de tailles et de dimensions variées ; une autre contenait des paniers en quantité. On pense aussitôt à des échoppes de commerçants ou d’artisans. Au milieu de la place s’élève une estrade soutenant un objet bizarre dont personne ne sait s’il s’agit d’une machine ou d’un échantillon d’art plastique. Ce pourrait aussi bien être un autel, une tribune réservée aux débats publics, un observatoire pour les astronomes ou les amoureux des étoiles, une structure utilisée par des forains pour faire leurs acrobaties. Le saurons-nous jamais ? Un grand bâtiment abrite la bibliothèque. Elle contient des montagnes de livres, semblables à ceux dont les hommes se servaient voici encore deux siècles, avant que l’expression de la pensée ne trouve quantité d’autres supports.

— Des volumes reliés ? s’enquit le Père Sandoval.

— Certains sont très beaux. Chaque page est photographiée, j’ai mis là-dessus une équipe de jeunes moines. Précisons qu’ils sont à ma disposition quand l’intendant du Monastère n’a pas de tâche plus urgente à leur confier. À une date indéterminée seront enfin disponibles plusieurs fac-similés. Envoyés au Saint-Siège, ils seront ensuite distribués dans les principales universités.

— Sans pouvoir être traduits, murmura Marjorie.

La porte délabrée d’une maison livrait au regard une hécatombe, une de plus. Elle regardait, le cœur serré.

— Pas un mot, en effet, sur ces milliers de pages couvertes de caractères cunéiformes entrelacés. Si nous avions trouvé un édifice consacré au culte, nous aurions cherché dans sa décoration intérieure ou extérieure un groupe de signes plusieurs fois reproduit dont nous aurions pu espérer qu’il constituait le mot « Dieu ». S’il y avait eu un trône, nous aurions cherché le mot « Roi ». Notre tâche serait plus facile si les livres contenaient des illustrations.

— N’avez-vous pas déterré d’objets usuels ? voulut savoir le Père James.

— Très peu. Récipients, paniers, coupes. Aucun vêtement, aucun accessoire, si ce n’est quelques ceintures, ou plutôt des écharpes, bandes de fibre textile larges d’une dizaine de centimètres, longues de deux mètres, rehaussées de superbes motifs de couleur. Les Arbai s’entouraient d’ustensiles en petite quantité, choisis en fonction de leurs qualités esthétiques. Ils étaient fabriqués à la main, avec beaucoup de soin. Pas un qui soit signé. Nous n’avons trouvé aucun objet manufacturé, et rien qui ressemblât de manière indiscutable à une machine. Il y a bien ces engins que l’on appelle un peu gratuitement des incinérateurs, et la grande structure centrale de la place. Peut-être sont-ce là des machines. Peut-être ne saurons-nous jamais quels véhicules utilisaient les Arbai pour leurs déplacements spatiaux.

Tony suivit du bout des doigts la ligne d’un profil d’argile.

— Leurs cités sont-elles toutes construites sur le même modèle ?

— Au contraire, elles présentent une grande diversité architecturale dans la mesure où les Arbai utilisent les matériaux qu’ils ont sous la main. Quand le terrain est argileux, ils élèvent des maisons de pisé avec des toits en terrasse coiffés de chaume. Dans une région boisée, ils choisiront les rondins. La pierre aura leur préférence, s’ils peuvent l’extraire en quantité suffisante. Les pavés que nous foulons viennent d’une carrière située non loin d’ici, à présent envahie par la végétation. Ailleurs, ils n’ont pas hésité à construire leurs habitations au sommet des arbres.

Marjorie haussa les sourcils, prodigieusement intriguée.

— Des demeures arboricoles ? Sur quelle planète ?

Mainoa la dévisagea et se troubla soudain, comme s’il tentait de s’y retrouver dans le labyrinthe de sa mémoire.

— C’est étrange… voilà que je ne sais plus. Pourtant je suis certain de ne pas me tromper.

— Des cités mortes, murmura Tony. On n’a pas retrouvé un seul survivant, n’est-ce pas ?

— Épidémies, massacres, ils ont tous péri, en effet. À moins que certains d’entre eux n’aient tout simplement déménagé.

Ils débouchèrent sur l’espace dégagé qui avait pu tenir lieu de place du marché, ou d’agora, ou de terrain de jeu. En son centre se dressaient l’estrade et le monument dont avait parlé Mainoa. Il s’agissait d’un ruban tordu en forme de huit, assez haut pour qu’un individu de grande taille pût se tenir debout dans l’une de ses boucles. On aurait dit de la pierre, mais les coups frappés par Tony de son index replié éveillèrent des résonances métalliques. La tranche du ruban était dentelée et gravée de motifs. Alentour, plusieurs drapeaux marquaient les emplacements des corps retrouvés, transportés ensuite à couvert afin d’être examinés. Un seul drapeau se trouvait sur le piédestal.

— À votre avis, qui sont les auteurs de ce massacre ? demanda Tony.

— Les renards, selon la version la plus répandue. Je n’en crois rien.

— Vous ne croyez pas les renards capables d’une telle férocité ? s’étonna le Père James. Ce sont pourtant des animaux redoutables, sans parler de leur aspect terrifiant.

Mainoa hésita ; il décida d’en dire le moins possible.

— Les moines verts travaillent sur ce site depuis une éternité, et sans la moindre protection. Quand viennent les grosses chaleurs, il nous arrive de passer la nuit à la belle étoile, allongés dans l’herbe. Jamais les renards n’ont attaqué un seul d’entre nous.

— Cela ne me surprend qu’à moitié, je ne saurais dire pourquoi, murmura Marjorie.

À ces mots, Mainoa lui jeta un regard de profonde curiosité, auquel elle ne comprit rien.

Tony semblait déconcerté ; il réfléchissait.

— À qui pensez-vous donc ? Aux Hipparions ? C’est impossible !

— La question mérite d’être posée. Observons et déduisons. Que voyons-nous ? D’un côté, des Arbai morts par centaines dans des conditions de violence extrême comme en témoignent leurs cadavres découpés, morcelés ; de l’autre, des aristocrates unijambistes, culs-de-jatte ou manchots. C’est au cours de leurs Chasses, vous le savez, qu’ils perdent bras et jambes, quand ils n’y laissent pas la vie. La tentation n’est-elle pas grande d’imputer aux mêmes créatures l’extermination des uns et les infirmités des autres ?

L’épouvante se peignit sur les traits du jeune homme. Il songeait à son père.

— Il n’est pas dans la nature des herbivores de montrer cette cruauté sanguinaire, protesta-t-il.

— Qui vous a dit que les Hipparions mangeaient de l’herbe ? répliqua le vieux frère. Sait-on seulement comment ils vivent ? En dehors de la Chasse, ils se tiennent à l’écart des hommes dont ils s’approchent parfois pour les couver d’un regard…