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— Chargé de mépris, souffla Marjorie. Chargé d’hostilité.

— À condition de prendre ce mot pour ce qu’il est, un euphémisme, précisa Mainoa.

— Les yeux d’un animal peuvent-ils en dire aussi long ? s’étonna le Père James.

— Pourquoi traitez-vous les Hipparions d’animaux ?

— Pourquoi ? Que sont-ils d’autre ?

— Vous affirmez cela si tranquillement…

Le jeune prêtre garda le silence. Le regard qu’il jeta sur son supérieur lui montra un visage maussade, en proie à des émotions contradictoires. Le Père Sandoval semblait surtout très las.

— Accepterez-vous notre hospitalité ? proposa Mainoa. Nous sommes installés à deux pas, dans une demeure spacieuse, presque remise à neuf. Vous pourrez vous reposer, prendre une boisson chaude.

Marjorie trouva l’idée excellente. Peu après, tout le monde se retrouva juché à l’extrémité de chaises trop hautes et trop profondes qui n’étaient pas à la mesure de l’homme.

— J’ai vu des Hipparions, dit soudain le Père James. Dans aucun domaine ils ne donnent l’impression d’être autre chose que de simples bêtes, gigantesques, il est vrai, effrayantes à voir, pas très éloignées des dragons de nos légendes.

— Quel critère retiendriez-vous pour leur décerner un brevet d’intelligence ? s’enquit poliment Mainoa. La fabrication d’outils ? Les rites funéraires ? Le langage articulé ?

— J’avoue ne pas m’être posé la question. Depuis notre arrivée, personne n’a jamais laissé entendre qu’il pourrait y avoir quelque raison de s’interroger sur l’appartenance des Hipparions, ou des chiens, ou des renards, à l’espèce animale.

— Songez-y, conseilla le frère. Aussi bien vous, mon Père, que vous, Lady Westriding. C’est un passionnant sujet de réflexion ; il ouvre des perspectives vertigineuses.

Tony alla chercher les paniers de pique-nique laissés dans l’aéronef. Oubliant le voisinage macabre des momies, les six convives mangèrent d’un solide appétit. La pluie avait cessé depuis longtemps ; le soleil allongeait ses rayons obliques au ras des tranchées, plongeant les ruelles dans l’ombre. Un frisson secoua les épaules de Marjorie. Son fils déplia le châle qu’elle avait eu la précaution d’emporter et le lui posa sur les épaules.

— Frère Mainoa, j’ai une requête à formuler. Viendriez-vous à Opal Hill afin d’y rencontrer mon époux, Roderigo Yrarier, ambassadeur du Saint-Siège ?

— Roderigo Yrarier, le neveu du Hiérarque ? s’exclama Rillibee. Mais je le connais ! J’avais reçu l’ordre de lui servir d’escorte lorsqu’il est venu au Saint-Siège. J’ai même assisté à son entrevue avec le Hiérarque. Ils ont parlé de l’épidémie. Le Hiérarque voulait l’envoyer en mission sur la Prairie. Il y allait de l’avenir de l’humanité, disait-il. Les chevaux… les chevaux seraient la clé de tout !

Tony avait vivement dressé la tête. Il se tourna vers sa mère, les yeux sévères, chargés de reproche. Mainoa surprit ce regard ; il avança entre la mère et le fils une main lénifiante.

— Mon jeune compagnon vient de prononcer, sans réfléchir, des paroles inconsidérées. Après tout, le Saint-Siège nie l’existence de l’épidémie.

— Maman ?

— Plus tard, Tony. Donner le change, garder la tête froide, se répétait Marjorie. Le grand secret était donc éventé. Pauvre garçon. Encore une chance que sa sœur n’eût pas été là… Elle porta son attention sur Rillibee. Je vous en prie, dites-moi ce que vous savez de l’épidémie.

Il ouvrit la bouche et resta muet. L’émotion lui nouait la gorge. Les souvenirs voltigeaient dans sa tête en bousculade éperdue. Perché sur un pan de mur à demi écroulé, le perroquet battit des ailes.

Laissez-moi mourir… le plus tôt sera le mieux !

— N’insistez pas, murmura Mainoa. Voyez-vous, l’épidémie a emporté toute sa famille. Permettez-moi plutôt de rappeler certains faits, plus ou moins éloignés dans le temps, et dont le rapprochement, pour peu que l’on veuille bien y réfléchir, finit par construire quelque chose qui ressemble à l’évidence. Sur un autre monde, les Arbai ont disparu peu à peu, au terme d’un lent processus d’extinction de la race. Ici, la mort s’est abattue comme un cataclysme. Aujourd’hui, à travers tout le système, les hommes tombent comme des mouches, victimes d’un fléau contre lequel la science reste impuissante. Pour ma part, je n’en sais pas plus, sinon que le Saint-Siège s’obstine dans son refus d’admettre ces réalités successives.

— À votre connaissance, a-t-on déjà assisté sur la Prairie à l’apparition de cas mortels ?

— Il est bien difficile de vous donner une réponse catégorique. Ce dont je suis absolument sûr, c’est que la population du Monastère n’a pas souffert jusqu’à maintenant.

— Avez-vous une idée du nombre de victimes que l’épidémie aurait pu faire si elle s’était déclarée sur cette planète ?

— La censure rendrait impossible toute évaluation sérieuse du taux de mortalité. Le Saint-Siège prétend qu’il n’y a jamais eu d’épidémie, pas plus aujourd’hui que dans le passé. Le Doux Endoctrinement n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il s’agit d’expliquer la disparition des Arbai. L’ennui serait la cause de tout ; l’ennui ou quelque catastrophe écologique. De maladie, il n’est jamais question.

— Vous n’avez toujours pas répondu à ma requête. Acceptez-vous de rencontrer mon mari ?

Mainoa acquiesça. Il regardait par-dessus l’épaule de Marjorie, comme s’il voyait derrière elle quelque chose ou quelqu’un.

— Si vous avez l’obligeance de me procurer un moyen de transport, madame, je n’aurais pas l’impolitesse de décliner votre invitation. Je fus, dans mon jeune temps, l’un des nombreux jardiniers paysagistes qui participèrent à la création du parc de votre propriété, vous pourriez être amenée à me consulter à ce sujet. Ce prétexte-là en vaut bien un autre. Au cas où vous seriez tentée de solliciter l’autorisation de mes supérieurs, quelle que soit la raison invoquée de votre part, ils refuseront de me laisser partir.

Marjorie médita cette réponse un instant.

— Jusqu’à quel point vos supérieurs peuvent-ils compter sur votre loyauté ?

Une lueur de malice s’alluma dans l’œil de Rillibee. Mainoa demeurait impassible.

— Avez-vous oublié, Lady Westriding, ce que je vous ai dit avant que nous ne commencions cette visite ? Le petit Lourai et moi-même avons été requis, enrôlés de force sous la bannière du Saint-Siège. Personne ne s’est jamais soucié de la sincérité de notre engagement.

Le Père Sandoval s’éclaircit la gorge et se leva.

— Frère Mainoa, nous avons assez abusé de votre temps, fit-il d’un ton ferme.

— C’est moi qui vous remercie de m’avoir accordé le vôtre, répliqua Mainoa.

Marjorie lui tendit la main.

— Je vous envoie un aéronef dans les jours à venir, assura-t-elle. Est-ce ici, dans la cité, que l’on a le plus de chances de vous trouver ?

— Lady Westriding, nous sommes chez nous au milieu de ces vestiges. Nous y resterons aussi longtemps que l’on ne viendra pas nous en déloger.

— Vous connaissez mon nom, comment se fait-il ?

Le frère eut un sourire évasif.

— Un de mes amis avait entendu parler de la « réouverture » de Opal Hill. Il connaissait l’identité des nouveaux occupants. Votre nom m’est revenu à la mémoire dans le courant de notre conversation.

L’aéronef décolla sous le regard songeur des deux archéologues, l’ancien et le nouveau. Quand il n’y eut plus rien à voir, ils rebroussèrent chemin. De retour dans leurs quartiers, Mainoa sortit de sa cachette l’épais registre auquel il confiait chaque jour les réflexions que lui inspiraient les événements.