— Laissons-lui un message sur le grand-com, proposa Marjorie. Rigo, bien sûr, était allé pleurer sur l’épaule d’Eugénie, mais il n’était pas convenable que son fils aille le débusquer dans ces circonstances embarrassantes. Dis-lui l’essentiel. Nous prenons les chevaux, nous partons à la recherche de Stella.
— J’y ai déjà songé, dit Tony. Et j’ai pris sur moi de le faire. J’ignore où nous allons, aussi n’ai-je pas précisé de destination.
— Il nous faut des réserves d’eau, une trousse de pharmacie, lui rappela le Père James.
— Des vêtements de rechange… lança le jeune homme tout en s’éloignant déjà le long de l’allée de caillebotis.
Le prêtre lui emboîta le pas.
— Pliés dans un sac de toile, imperméabilisé si possible, précisa-t-il. Et quelques objets de toilette.
Rillibee triait ce qui avait été apporté, les vivres d’un côté, le matériel de l’autre.
— Et vous, lui demanda Marjorie, n’y a-t-il rien de particulier dont vous auriez besoin ?
Il haussa les épaules, hésita.
— Un réchaud, dit-il. Il est désagréable de manger toujours froid, et si le temps se met pour de bon à l’humidité, nous serons contents de pouvoir prendre des infusions. Le frère et moi-même, nous avons pris des souliers de rechange, cela suffit.
Elle lui montra la petite plaque électrique, puis les grandes sacoches.
— Rangez tout là-dedans, nous les fixerons à la selle de Irish Lass. Nous ne savions pas grand-chose de cette planète, et dans la perspective de grandes randonnées à cheval, comme nous en faisons chez nous, nous avons apporté un équipement de camping complet.
— Chez nous ? Où était-ce ?
— Je suis né en basse Bretagne, où j’ai passé la première partie de ma vie. Plus tard, après mon mariage, je suis allé m’installer en Ibérie.
— L’Ibérie ? Je n’en ai jamais entendu parler.
— La péninsule Ibérique se trouve à l’extrémité occidentale du continent européen.
— Le catholicisme est-il là-bas la religion dominante ?
— En effet, il y a dans cette province reculée une vieille tradition de résistance à l’hérésie du Saint-Siège. Les conversions y ont été plus rares que partout ailleurs.
— Dans ma province natale, il nous arrivait de rencontrer des catholiques.
— Où viviez-vous ?
— En Amérique, en Nouvelle-Espagne, plus précisément. Joshua, mon père, disait que ces terres portaient naguère le nom de Mexique.
— Votre père était-il un adepte de la vraie foi ? Vous-même, pourtant, vous êtes un Sanctifié…
Rillibee secoua la tête. Ses yeux lui piquaient, l’écurie menaçait de se dissoudre dans une mer de chagrin. Il battit des paupières à plusieurs reprises, très vite.
— Je ne suis ni catholique, ni Sanctifié… Joshua et Miriam m’ont transmis leur amour des arbres et de la beauté. Je n’en sais pas plus.
Tony et le Père James revenaient avec un nouveau chargement. Frère Mainoa arriva sur ces entrefaites, avec un air pensif propre à décourager la curiosité. Quand les bagages furent chargés se produisit un flottement, personne n’osait donner le signal du départ.
Mainoa rompit le silence.
— Je prendrai la tête, Lady Westriding, tout au moins dans les premiers temps. Par la suite, nous ferons comme vous voudrez. Avant de partir, toutefois, vous devrez m’enseigner quelques rudiments d’équitation. Je dois au moins être capable de guider mon cheval.
Marjorie lui enseigna le maniement des rênes et le jeu des talons. Rillibee se montrait très attentif. Peu après, laissant derrière eux le parc de Opal Hill, ils entraient dans le domaine des graminées géantes au milieu desquelles chaque cavalier disparaissait presque à la vue de ses compagnons. Ils allaient au pas, dans un silence troublé par le froissement de l’herbe et les questions bourrues de frère Mainoa (« Rappelez-moi, déjà, comment je puis faire aller mon cheval sur la droite ? »).
Il n’avait rien demandé depuis longtemps lorsque Marjorie, qui chevauchait à côté de lui, crut l’entendre parler. Elle se pencha de son côté.
— Pourriez-vous répéter, frère Mainoa ? Je n’ai pas bien saisi.
Alors lui parvint distinctement cette chose inouïe, le ronflement du vieux moine. Il s’était endormi sur sa selle ! Blue Star poursuivait son chemin paisiblement, les oreilles en alerte, comme si elles captaient on ne savait quels appels, imperceptibles à l’ouïe humaine.
Rigo ouvrit un œil en maugréant. Il avait la paupière lourde, la bouche amère des lendemains d’ébriété. Tout d’abord, il ne comprit pas où il était, puis il se vit environné de rose. Eugénie entra telle une apparition, portant prosaïquement le plateau du petit déjeuner. Elle le posa sur la table de chevet et s’assit, ou plutôt se nicha, à côté de l’homme mal réveillé. Sous le rideau de ses longs cils, ses yeux lançaient de faux éclairs de plaisir, des éclairs de pacotille.
— La femme de chambre arrive beaucoup plus tard, aussi ai-je préparé tout ceci de mes blanches mains, annonça-t-elle.
Le buste un peu ployé, elle versa le café dans deux tasses roses, en forme de corolles. Rigo remarqua le pot de lait fumant.
— Du lait ! Je n’en ai pas bu une goutte depuis mon arrivée. Comment te l’es-tu procuré ?
— Quelle importance ? Je me débrouille.
— Me diras-tu la vérité ? Par quel mystère n’es-tu pas privée de lait quand je le suis ?
— Sebastien me ravitaille. Ils ont une vache, figure-toi.
— Ça alors ! Il ne m’en a jamais rien dit, pas plus qu’à…
— Encore faut-il savoir poser les bonnes questions.
— Je comprends. Tu lui as fait les yeux doux.
Eugénie ne dit ni oui ni non. Souriante, elle ajouta deux sucres dans le café de Rigo, tourna la cuillère et lui tendit sa tasse.
Sur le point d’ajouter un commentaire désabusé sur l’incorrigible recours au flirt, qu’il percevait chez certaines femmes comme une manifestation d’infantilisme affectif, Rigo devint très pâle. La tasse à laquelle il n’avait pas encore touché lui échappa des mains, roula sur le tapis. Il repoussa les draps et se leva d’un coup de reins. Stella était experte dans l’art du marivaudage. À treize ans, il n’y avait pas encore de mal à cela.
— Ma fille ! Ma fille a disparu et ce drame m’était complètement sorti de l’esprit. Quelle sorte de père suis-je donc…
— Nous en avons parlé hier soir, soupira Eugénie.
Il avait refermé derrière lui la porte de la salle de bains. La jeune femme entendit gicler l’eau de la douche. Elle regardait la tache qui allait s’élargissant sur le tapis et maudissait la Prairie, la famille Yrarier. Par-dessus tout, elle maudissait l’inconséquence dont elle avait fait preuve en suivant dans son exil un homme qui ne lui était plus rien.
Rigo se rendit tout d’abord dans la cuisine, puis dans la chambre de Marjorie, puis dans celle de son fils. Constatant leur absence, il eut l’idée d’interroger le grand-com. Dans sa concision, le message oubliait de dire l’essentiel : « Partis à la recherche de Stella en compagnie du Père James et de deux moines de la Fraternité. Nous avons pris les chevaux. » Rigo éprouva une flambée de colère. Pas un mot sur leur destination ! Il raisonna. Quelle piste suivre ? La réponse se présenta d’elle-même ; il fallait retracer le parcours de la Chasse. Marjorie, naturellement, s’était d’abord rendue à Klive.
La rage au cœur, il évoqua les conditions dans lesquelles il avait quitté ses hôtes, la veille. Sourd aux supplications qu’il lui adressait d’organiser des recherches sur-le-champ, Stavenger bon Damfels l’avait accablé de son mépris. Sa conduite était indigne. Il ne lui restait qu’à rentrer chez lui, afin de porter le deuil de sa fille dans l’intimité du cercle familial, comme tout chasseur qui se respectait. Il revoyait, derrière le maître vociférant, les visages ricanants de la smala bon Damfels tantes, oncles, cousines… On le montrait du doigt, on se gaussait de lui.