— Nous n’avons pas de coutume comparable à ce salutatio à Constantinopolis.
— C’est quelque chose de très romain.
— Nous sommes romains aussi, vous savez.
— C’est vrai. Mais vous autres Orientaux, êtes des Gréco-Romains – ou plutôt dans votre cas un Romano-Grec – aux coutumes qui rappellent celles des anciens despotes orientaux remontant à une époque lointaine de votre histoire, les pharaons, les rois perses, Alexandre le Grand. Alors que nous sommes des Romains de Rome. Jadis notre république choisissait ses propres dirigeants tous les ans, vous savez ? Deux hommes d’exception étaient choisis par le sénat pour se partager le pouvoir et, à la fin de l’année, ils laissaient la place et deux autres hommes étaient choisis. Nous avons vécu ainsi pendant des centaines d’années, dirigés par nos consuls, jusqu’à ce que quelques problèmes apparaissent et qu’Augustus César soit forcé de modifier ces arrangements. Mais nous avons gardé des traces de cette vieille et solide république de la première époque. Le salutatio en fait partie.
— Je vois. » Menandros ne semblait pas impressionné. Il se concentra quelques instants sur sa coupe de vin. Puis, brisant un long silence qui s’était installé entre eux, il dit : « Le Prince Maximilianus n’aurait-il pas fait assassiner son frère, par hasard ?
— Pardon ?
— Un accident de chasse est facile à organiser. Une ruade parmi les chevaux dans le brouillard matinal, une collision malencontreuse, une lance plantée au mauvais endroit…
— Vous parlez sérieusement, Menandros ?
— À moitié, disons. On a déjà vu ce genre de chose se produire. J’ai pu me rendre compte moi-même du mépris qu’éprouvait Maximilianus pour son frère. Voilà le vieil empereur sur la fin. L’Empire va être confié aux mains du peu populaire et peu adéquat Héraclius. Ainsi, votre ami le César, que ce soit pour le bien de l’Empire ou par simple attrait pour le pouvoir, décide de se débarrasser d’Héraclius au moment où l’empereur est visiblement en train de s’éteindre. L’assassin est ensuite tué à son tour, pour éviter qu’il ne parle sous la torture en cas d’enquête, et nous y voilà.
— Héraclius n’est plus, Maximilianus III Augustus est au pouvoir. Cela ne paraît pas impossible. Savez-vous, par hasard, ce qu’il est advenu de l’homme dont la lance s’est plantée dans le prince Héraclius ?
— À vrai dire, il s’est donné la mort une heure après l’accident, brisé par le chagrin. Vous pensez peut-être que Maximilianus l’aurait aussi payé pour faire cela ? »
Menandros se contenta d’esquisser un timide sourire. Faustus comprit qu’il ne s’agissait là que d’un jeu pour lui.
« Le bien de l’Empire, déclara Faustus, n’est pas un sujet auquel le César Maximilianus a prêté une grande attention. Si vous l’aviez bien écouté lorsqu’il était avec nous, vous l’auriez compris. Quant à son amour du pouvoir, il faudra vous contenter de ma parole, mais je ne pense pas qu’il y en ait la moindre parcelle en lui. Vous avez assisté comme moi à sa colère lorsque cet imbécile d’oracle lui a annoncé qu’il deviendrait un grand héros de l’Empire, non ? « Vous vous moquez de moi », lui a-t-il dit, ou quelque chose du genre. Et ensuite, lorsque l’homme lui a annoncé qu’il deviendrait aussi empereur… » Faustus s’esclaffa. « Non, mon ami, il n’y a jamais eu de conspiration. Maximilianus n’a même jamais ne serait-ce que rêvé de devenir un jour empereur. Ce qui est arrivé au prince Héraclius n’était qu’un simple accident, une facétie de plus de la part des dieux, et à mon avis, notre empereur doit avoir du mal à digérer ce curieux tour du destin. J’irai même jusqu’à dire qu’il doit être l’homme le plus malheureux de Rome ce soir.
— Pauvre Rome », dit Menandros.
Il y eut un salutatio, en effet, dès le lendemain. Faustus ne s’était pas trompé sur ce point. La file s’était déjà formée lorsqu’il arriva au Forum, lavé, rasé et paré de sa plus belle toge, à la quatrième heure après le lever du soleil.
Et Maximilianus était là, resplendissant dans sa toge impériale brodée de fil doré, assis sur son trône devant le temple de Jupiter Imperator. Il portait une couronne de laurier. Il était magnifique, comme devait l’être tout nouvel empereur : le port droit, calme et gracieux, tout dans son attitude transpirait l’aura quasi divine de la plus haute noblesse, bien loin de tout ce que Faustus avait eu l’habitude de voir au cours de toutes ces années de frasques diverses. La poitrine de Faustus se gonfla de fierté quand il le vit ainsi assis. Quel acteur extraordinaire, songea Faustus, quelle magnifique supercherie !
Mais je ne dois plus voir en lui le César. Il est devenu la merveille des merveilles, Augustus Maximilianus III de Rome.
Les prétoriens surveillaient la file de près. De toute évidence, les membres du sénat étaient déjà passés, puisque Faustus n’en vit aucun dans les parages. Ce qui était fort à propos : ils se devaient d’être les premiers à saluer un nouvel empereur. Faustus constata avec satisfaction qu’il était arrivé juste à temps pour se glisser parmi les officiels de l’empereur décédé. Il aperçut le chancelier Licinius un peu plus loin, ainsi que le ministre de la Cassette du souverain, le chambellan de la Chambre impériale, le Maître du Trésor, le Maître du haras, et la plupart des autres, jusqu’à ceux de moindre importance tels que le Préfet des travaux, le Maître des lettres grecques, le secrétaire du Conseil et le Maître des pétitions. Faustus alla rejoindre le groupe, échangea quelques saluts, des hochements de tête et quelques sourires, mais ne parla à personne. Il avait conscience de se démarquer du lot, non seulement à cause de sa taille et de son gabarit, mais surtout parce que tous devaient savoir qu’il était l’ami le plus proche de l’empereur inattendu, et qu’il serait certainement privilégié lors de la distribution des affectations du gouvernement à venir. Faustus songea que l’auréole dorée du pouvoir devait déjà se resserrer autour de lui tandis qu’il patientait dans cette file.
Celle-ci avançait très lentement. Chacun, en se présentant devant Maximilianus, saluait selon le protocole en signe de respect et d’obéissance, et Maximilianus répondait par un sourire, quelques mots, un geste amical de la main. Faustus était impressionné par son assurance. Lui aussi semblait y prendre plaisir. Tout cela était certes une habile mise en scène, mais Maximilianus donnait réellement l’impression que c’était lui et non son frère Héraclius qui avait été préparé toute sa vie à prendre les rênes du pouvoir.
Faustus arriva enfin à hauteur de l’empereur.
« Votre Majesté », Faustus murmura ces paroles en appréciant chaque mot. Il fit sa révérence, s’agenouilla, fermant les yeux quelques secondes pour savourer pleinement cet instant. Lève-toi, Faustus Flavius Constantinus César, futur chancelier impérial du gouvernement du troisième Maximilianus, telles seraient sans doute les paroles de l’empereur.
Faustus se releva. L’empereur n’avait toujours rien dit. Son jeune visage mince était imperturbable. Ses yeux bleus, froids et durs. Le regard le plus glacial que Faustus ait croisé.
« Votre Majesté », répéta plus fort Faustus, la voix rauque. Et puis, plus doucement, un sourire en coin, retrouvant la vieille étincelle, il ajouta : « Quelle ironie du destin que voilà ! Empereur ! Empereur ! Et je sais quels plaisirs vous en retirerez, Seigneur. »