Drusus acquiesça : « Bien vu. Mais tout de même, je ne pense pas qu’il serait très prudent de débarquer juste au-dessous. Va dire au capitaine de trouver un lieu d’accostage mieux protégé plus au sud. »
Marcus s’exécuta. Drusus s’appuya sur le bastingage pour observer la côte qui se rapprochait. Elle paraissait pourtant inhabitée. Avec ses longues colonnes d’arbres étranges collés les uns aux autres formant comme un mur noir privé d’ouvertures. Et puis il y avait ce temple. Il fallait bien que quelqu’un ait assemblé ces pierres pour ériger ce sinistre bâtiment qui dominait cette avancée sur la mer. Quelqu’un, en effet.
Il leur avait fallu huit semaines pour arriver jusqu’ici, le plus long voyage de sa vie – de celle de n’importe qui d’ailleurs. En huit semaines, on pouvait naviguer d’un bout à l’autre de la Grande Mer, la Mare Mediterraneum, des côtes syriennes jusqu’aux colonnes d’Hercule en Hispanie, aller et retour. La Grande Mer ! Comme les anciens s’étaient trompés en donnant à la Mediterraneum ce nom grandiose. La Grande Mer n’était qu’une flaque d’eau comparée à celle qu’ils venaient de traverser, le vaste Océan qui séparait les mondes. La traversée des mers chaudes et calmes s’était plutôt bien passée, longue et ennuyeuse, mais sans problème. Il suffisait de hisser les voiles, de mettre le cap à l’ouest, de suivre les vents portants et prendre le large. Et au bout d’un certain temps, on se retrouvait sur une mer d’un bleu turquoise constellée d’îles tropicales où il était possible de s’approvisionner en vivres et en eau potable sans que les autochtones nus qui les habitent viennent interférer, et en poursuivant ainsi, on finissait par arriver à ce qui ressemblait effectivement aux côtes d’un immense continent, qui devait sans aucun doute être ce fameux Mexique dont le Nordique avait parlé.
Mais aujourd’hui, Drusus ressentait non de la peur, la peur étant un sentiment qu’il ne s’autorisait pas, mais un certain… comment le définir… malaise ? Une impression que cette mission n’était peut-être pas une si bonne idée.
La perspective d’avoir à affronter une puissante résistance militaire ne le gênait pas. Cela faisait six cents ans que les Romains n’avaient pas eu de guerres dignes de ce nom, depuis que Maximilianus le Grand avait éradiqué les Goths et que Justinianus s’était débarrassé de ces Perses turbulents, mais chaque génération espérait avoir l’occasion de démontrer que la vieille tradition guerrière romaine n’était pas morte, et Drusus s’était félicité que ce soit à la sienne de saisir l’occasion. Advienne que pourra. Il ne craignait pas de tomber sur le champ de bataille : il devait à chaque fois une mort aux dieux et il était toujours glorieux de mourir pour l’Empire.
Mais mourir d’une mort stupide, voilà qui était une autre affaire. Et nombreux étaient ceux qui dans la capitale pensaient que la soif de conquête de l’empereur Saturninus, en voulant faire du Nouveau Monde une province romaine, était une bêtise. Même le plus grand des empires devait être capable de reconnaître ses limites. L’empereur Hadrianus, mille ans plus tôt, avait décidé que l’Empire était devenu trop difficile à gérer et avait préféré renoncer à la conquête des régions à l’est de la Mésopotamie. La Perse, l’Inde, Kithai et Cipangu plus à l’est, en Asia Ultima où vivaient le peuple à peau jaune, avaient maintenu leur indépendance, bien que toujours liés à Rome par des accords commerciaux. Et voilà que Saturninus lorgnait de l’autre côté, vers l’ouest lointain, des rêves de conquêtes plein la tête. L’empereur avait entendu parler de l’or du Mexique et de celui d’une autre contrée plus à l’ouest, le Pérou, et il rêvait de cet or. Mais ce Nouveau Monde pouvait-il être conquis alors qu’il était tellement éloigné ? Et une fois conquis, pourrait-il être administré ? N’était-il pas plus judicieux d’établir des accords commerciaux avec le peuple du Nouveau Continent, de leur vendre des produits romains en échange de leur or, créant ainsi un nouvel élan de prospérité qui consoliderait l’Empire occidental vis-à-vis de son compétitif rival d’Orient ? Saturninus se prenait-il pour Alexandre le Grand ? Même Alexandre avait fini par renoncer aux conquêtes de terres lointaines une fois la frontière de l’Inde atteinte.
Drusus s’efforça de balayer ces coupables pensées. La grandeur de Rome ne saurait tolérer le moindre obstacle, songea-t-il, ni, n’en déplaise à Hadrianus, les moindres limites. Les dieux avaient offert le monde aux Romains. C’était même écrit dans le premier tome du fameux poème de Virgile connu de tout écolier ; un Empire sans fin. L’empereur Saturninus avait décidé que cet endroit serait romain, et Drusus avait été envoyé ici poule conquérir au nom de Rome, il en serait ainsi.
L’aube venait de se lever lorsque la flotte fut hors de portée de vue du temple de la colline. La lumière vive du matin lui permettait d’avoir un meilleur aperçu de la côte rocailleuse irrégulière, des plages de sable, des forêts touffues. Drusus réalisa que les arbres étaient en fait des espèces de palmiers, mais leurs larges feuilles dentelées les différenciaient de ceux que l’on trouvait en Méditerranée. Il n’y avait aucune indication quant à la présence d’une ville dans les parages.
Le débarquement s’avéra difficile. La mer à cet endroit n’était pas assez profonde pour les imposants vaisseaux spécialement conçus pour les longues traversées. Il était impossible de les amarrer près du rivage. Les hommes durent donc débarquer à la nage – au moins la mer était-elle chaude – et progresser tant bien que mal à travers le ressac avec armes et provisions. Trois hommes furent emportés par le courant vers le sud et deux autres périrent noyés. En voyant cela, certains hésitèrent à quitter le navire. Drusus plongea à son tour et marcha jusqu’au rivage pour les encourager.
La plage était d’une blancheur inquiétante, comme si le sable était fait de particules d’os broyés. Il était dur et craquait sous le pied. Drusus le racla du bout de sa sandale, appréciant cet exotisme. Il y enfonça profondément son bâton d’officier en songeant qu’il prenait possession de cette terre au nom de Rome l’Éternelle.
La phase initiale du débarquement mit plus d’une heure, le temps que les Romains s’installent sur la fine étendue de sable entre la mer et les palmiers. Pendant tout ce temps, Drusus se rappela avec un certain malaise les histoires racontées par les survivants de la première expédition, celle des flèches envoyées de nulle part qui venaient se planter dans les parties les plus vulnérables. Mais rien de tout cela ne se produisit aujourd’hui. Il ordonna au premier groupe débarqué de couper des arbres afin de construire des radeaux pour transporter le reste des hommes, de l’équipement et des provisions jusqu’au camp qu’ils installeraient ici. Tout le long de la côte, les autres officiers faisaient de même. Les navires qui dansaient sur l’eau formaient un tableau impressionnant : les lourdes coques, les ponts surélevés, les grandes voiles carrées bariolées aux couleurs impériales.
Dans la luminosité aveuglante de cette journée naissante, les derniers doutes de Drusus se dissipèrent.
« Nous sommes venus, dit-il à Marcus Junianus. Bientôt nous verrons cette terre. Puis nous vaincrons.
— Tu devrais écrire ces paroles, dit Marcus. Dans les siècles à venir les écoliers les citeront.
— Je crains qu’elle ne soient pas vraiment de moi », dit Drusus.
Le Nordique qui avait inspiré à l’empereur Saturninus ces fantaisies de conquête était un certain Haraldus, un géant blond qui s’était présenté au palais d’hiver de l’empereur à Narbo, en Gaule, avec ses fables de royaumes de l’autre côté de l’Océan où l’or abondait. Il affirmait en avoir vu au moins un de ses propres yeux.