On trouvait ces Nordiques, race de guerriers féroces s’il en est, des deux côtés de l’Empire. Certains étaient allés jusqu’à Constantinopolis, Miklagard dans leur langue, « la grande cité ». Depuis une centaine d’années les empereurs d’Orient s’étaient constitués une troupe d’élite composée de ces hommes – se faisant appeler les Varangians, « les Hommes du Serment » – qui leur servaient de garde rapprochée. Ils venaient assez souvent jusque dans la capitale occidentale, qu’ils appellent aussi Miklagard. Parce qu’ils rappelaient aux Romains occidentaux leur anciens ennemis les Goths, dont ils étaient de proches parents, les empereurs de Rome n’avaient aucune envie de les compter parmi leur garde rapprochée. Mais il était intéressant d’entendre ces grands voyageurs raconter leurs histoires.
Le pays de ces Nordiques était appelé la Scandie, et ils se répartissaient sur trois tribus principales, suivant leur origine, de Svea, de Norvegia, ou du territoire dont le peuple se faisait appeler les Danis. Mais ils partageaient tous ce même langage rustre et étaient tous de robustes gaillards au caractère bouillonnant – les hommes comme les femmes –, ingénieux, vindicatifs et impitoyables. Ils portaient en permanence deux ou trois armes de combat bien affûtées et étaient prompts à dégainer leur épée, leur dague ou leur hache à la moindre offense. Leurs solides vaisseaux, plats sur l’eau, naviguaient librement et sans crainte à travers les mers et les rivières à moitié gelées de leur contrée nordique, jusque dans des lieux perdus plus au nord dont même les Romains ignoraient l’existence, et les marchands nordiques descendaient de ces terres gelées chargés d’ivoire, de fourrures, d’huile de phoque ou de baleine et autres produits de ce genre largement sollicités sur les marchés d’Europa et de Byzance.
Ce Haraldus était un Svean dont les voyages, disait-il, l’avaient mené jusqu’en Islandius et Grenelandius, deux îles de la partie nord de l’Océan, nommées ainsi par les Nordiques qui s’y étaient installés depuis deux cents ans. Puis, il avait continué jusqu’au territoire que ses compatriotes appellent Vinilandius, ou Wineland, le long d’une immense bande de terre, un continent sans aucun doute, dont, accompagné d’un petit groupe de compagnons, il avait exploré toute la côte.
Selon ses dires, le voyage avait duré deux ou trois ans. De temps en temps, ils débarquaient sur le continent et lors de ces visites tombaient parfois sur des villages peuplés de gens vivant nus ou à moitié nus, à l’apparence curieuse avec leurs longs cheveux noirs, leur peau noire, mais moins que celle des Africains, leurs visages anguleux aux pommettes saillantes et leurs nez comme des becs d’oiseau. Certains de ces habitants étaient accueillants, d’autres non. Mais ils étaient tous relativement arriérés, sans talent artistique, vivant de chasse et de pêche, avec pour habitation des sortes de petites tentes en peaux de bêtes. Leurs minuscules villages semblaient offrir peu de perspectives d’échanges commerciaux.
En poursuivant leur route vers le sud, les choses devinrent plus intéressantes. L’air y était plus doux et plus chaud, les villages semblaient plus prospères. Les voyageurs nordiques visitèrent des villages de taille honorable, surplombés par des monticules de terre sur lesquels ils avaient érigé ce qui semblait être des temples. Les gens portaient des vêtements tissés plus élaborés et portaient des boucles d’oreilles en cuivre et des colliers en dents d’ours. C’était un peuple de fermiers, sachant recevoir chaleureusement les voyageurs en leur offrant des repas composés de maïs et de viandes bouillies, le tout servi dans des plats en terre cuite décorés d’images de serpents étranges affublés d’ailes et de plumes.
Les Nordiques mirent au point un langage à base de signes pour communiquer avec ces bâtisseurs de monticules et c’est ainsi qu’ils apprirent qu’il y avait des terres encore plus riches plus au sud, des terres où les monticules étaient construits non plus en terre mais en pierres et où les bijoux n’étaient pas en cuivre mais en or. Les choses étaient moins claires quant à la distance qui les séparait de ces terres : on recommanda simplement aux voyageurs, par de nombreux gestes appuyés de la main, de descendre vers le sud jusqu’à ce qu’ils arrivent à destination. Ce qu’ils firent. Ils se dirigèrent donc vers le sud et la terre qui s’était toujours trouvée sur leur droite depuis le Wineland disparut de leur vue et ils se retrouvèrent en pleine mer. Les bâtisseurs de monticules les en avaient avertis. Leur instinct les poussa à bifurquer légèrement vers l’ouest puis de nouveau plein sud jusqu’à ce qu’ils repèrent des signes indiquant la proximité de la côte. Ils furent rapidement en vue des premiers rivages du Nouveau Continent occidental.
C’est là qu’ils débarquèrent. Tout ce que les bâtisseurs de monticules au nord leur avaient dit se vérifia.
« On y trouve une grande nation, avait dit Haraldus à l’empereur. Les habitants, extrêmement accueillants, portent des tuniques minutieusement tissées et possèdent d’incroyables réserves d’or qu’ils utilisent de mille et une manières. Non seulement les hommes et les femmes portent des bijoux en or, mais même les jouets des enfants sont fabriqués dans ce métal et les chefs de clan mangent dans des assiettes en or. » Il parla ensuite de colossales pyramides de pierres comme celles que l’on trouve en Égypte, de temples de marbre, d’immenses statues représentant des dieux étranges ayant plus l’apparence de monstres. Mais le meilleur restait à venir, cette terre aux nombreuses richesses – que ses habitants appellent le Yucatán – n’était que le royaume le plus proche parmi tant d’autres du Nouveau Continent. Les Nordiques apprirent qu’il y avait une terre plus vaste encore dans le Nord-Ouest. Elle portait le nom de Mexique, à moins que ce nom ne désignât le territoire tout entier, Yucatán inclus : ce point restait encore incertain. Le langage des signes avait ses limites. Et au-delà, à une distance incalculable, se trouvait une autre terre appelée Pérou, tellement riche que les richesses du Mexique et du Yucatán paraissaient ridicules.
Les hommes du Nord comprirent que leur découverte était trop importante pour être exploitée par eux seuls. Ils décidèrent de se diviser en deux groupes ; l’un, dirigé par un certain Olaus Danus, devait rester dans le Yucatan pour essayer d’en apprendre davantage sur ces royaumes. L’autre, sous les ordres de Haraldus le Svean, devait aller faire part de leur découverte à l’empereur Saturninus et proposer de guider une expédition romaine dans le Nouveau Monde au cours de ce qui devait être une mission de conquête et de pillage, avant de rentrer se partager le butin.
Mais les hommes du Nord sont querelleurs dans l’âme. Le temps que Haraldus retrouve le chemin côtier jusqu’à Vinilandius, à l’extrême nord, des querelles à bord du petit navire pour des questions de rang avaient réduit leur nombre de onze à quatre. Parmi ces quatre, l’un avait été tué à Vinilandius par un beau-frère offensé, un autre au cours d’une dispute à propos d’une femme à Islandius, quant au troisième, Haraldus resta muet quant à son sort, toujours est-il qu’il fut le seul à rentrer en Europa pour parler du Mexique et de son or à Saturninus.
« L’empereur fut aussitôt frappé d’une fascination maladive, raconta le père de Drusus, le sénateur Lucius Livius Drusus, présent à la cour le jour où Haraldus fut reçu en audience. On voyait l’effet se produire en lui. Ce fut comme si le Nordique l’avait envoûté. »
Ce jour-là, l’empereur proclama le continent occidental : Nova Roma, une nouvelle extension de l’Empire – l’Empire d’Occident. Avec une province aussi opulente sous sa tutelle, l’Occident se trouverait en position de supériorité dans sa compétition avec son royaume frère de plus en plus turbulent, l’Empire d’Orient. Saturninus fit monter en grade un général vétéran nommé Valerius Gargilius Martius, en lui conférant le rang de proconsul du Mexique et en le nommant à la tête de trois légions. Haraldus, bien que n’étant pas citoyen romain, fut affublé du titre de duc du royaume, un poste supérieur à celui de Gargilius Martius, et les deux hommes reçurent pour instruction de coopérer durant cette entreprise. Pour la traversée de l’Océan, une flotte de navires spécialement conçus fut construite ; ceux-ci possédaient la taille des cargos alliée à la rapidité des vaisseaux de guerre. Leur mode de propulsion principale était la voile mais ils utilisaient aussi les rames et ils étaient suffisamment grands pour transporter une armée d’invasion au grand complet, chevaux, catapultes, tentes, forges et tout ce qui s’ensuit. « Ces Mexicains ne sont pas une race de guerriers, assura Haraldus à l’empereur. Vous n’aurez aucune peine à les conquérir. »