Parmi les milliers d’hommes partis avec tambours et trompettes du port gaulois de Massilia, seuls dix-sept revinrent au pays quatorze mois plus tard. Ils étaient desséchés, le regard vide et au bord de l’épuisement à la suite d’un terrible et interminable voyage en mer à bord d’un esquif. Seuls trois d’entre eux eurent assez de forces pour esquisser quelques paroles avant de mourir, comme les autres, quelques jours plus tard. Leurs histoires étaient à peine cohérentes. Elles parlaient d’ennemis invisibles, de flèches surgies de nulle part, d’insectes redoutablement venimeux et d’une chaleur suffocante. L’accueil chaleureux des habitants du Yucatan avait été largement surestimé, semblait-il. Apparemment, hormis ces dix-sept revenants, tous les membres de la force expéditionnaire avaient péri d’une manière ou d’une autre. Ils furent en revanche incapables de dire ce qu’il était advenu du duc Haraldus et du proconsul Valerius Gargilius Martius. On supposa qu’ils avaient péri eux aussi. La seule certitude fut que cette expédition s’était soldée par un échec retentissant.
À la capitale, les gens gardaient en mémoire la triste histoire de Quinctilius Varus, le général envoyé par César Augustus dans les forêts teutonnes pour mettre au pas les Barbares du Nord. Lui aussi avait commandé trois légions et à cause de sa bêtise et de son incompétence, elles avaient été massacrées jusqu’au dernier dans une embuscade au milieu des bois. Le vieil Augustus ne s’était jamais complètement remis de cette catastrophe. « Quinctilius Varus, rends-moi mes légions ! » criait-il à longueur de journée. Et il ne parla plus jamais d’envoyer des armées affronter les Teutons. Mais le jeune Sturninus, à l’ambition démesurée, réagit différemment après la perte de son expédition. Il fit immédiatement construire une flotte d’invasion encore plus puissante. Cette fois-ci, il enverrait sept légions. Les militaires les plus capables de l’Empire les dirigeraient. Titus Livius Drusus, qui s’était déjà illustré lors de conflits mineurs aux confins de l’Afrique, où même à cette époque les tribus sauvages du désert causaient à l’occasion quelques ennuis, comptait parmi les brillants jeunes officiers choisis pour occuper ces hautes fonctions. « C’est une folie que d’aller là-bas », avait murmuré son père. Drusus savait que son père en vieillissant devenait conservateur, mais qu’il était toujours resté extrêmement lucide dans ce genre de situation. Drusus savait, en revanche, que s’il refusait cette nomination, proposée par l’empereur lui-même, il se destinait à passer le restant de ses jours dans des postes de garde-frontière dans des lieux tellement reculés qu’il finirait par regretter le confort du désert africain.
« Eh bien, commença Marcus Junianus, tandis qu’avec Drusus il supervisait le débarquement des provisions sur la plage, nous voici enfin au Yucatán. Un nom étrange, tu ne trouves pas ? À ton avis, que signifie-t-il ?
— Je ne comprends pas.
— Comment cela ? Il me semble avoir été clair, Titus. Je disais : que signifie-t-il ? Je parlais du Yucatán. »
Drusus s’esclaffa. « J’ai bien compris. Et je t’ai répondu. Tu m’as posé la question et ma réponse a été : je ne comprends pas. Depuis des siècles, partout dans le monde, nous avons demandé aux autochtones de contrées lointaines de nous dire comment s’appelle l’endroit en question, le tout dans un parfait latin. Et étant donné qu’aucun d’eux ne connaît le latin, ils répondent en général : Je ne comprends pas, dans leur langue, et c’est le nom que nous donnons à ce lieu. Dans le cas présent, c’est le Scandinave qu’ils ne parlaient pas. Ainsi, quand Haraldus ou l’un de ses amis a demandé aux autochtones le nom de leur royaume, ils ont répondu « Yucatan » qui, j’en suis convaincu, n’est absolument pas le nom de cet endroit mais…
— C’est bon, dit Marcus Junianus. Je crois que j’ai compris. »
La première tâche qui s’imposait était de construire un camp aussi rapidement que possible avant que leur arrivée n’attire l’attention des autochtones. Une fois en sécurité sur les bords de mer, ils pourraient envoyer des éclaireurs à l’intérieur des terres pour repérer les emplacements des villages locaux et évaluer la taille du défi qui les attendait.
Pendant la plus grande partie du voyage, la flotte était restée groupée mais en approchant des côtes du Yucatan, les vaisseaux s’étaient largement dispersés, selon les plans, afin que les têtes de pont des Romains couvrent entre vingt-cinq et trente milles de côte. Trois légions, fortes de dix-huit mille hommes, occuperaient le camp central sous le commandement du consul Lucius Aemilius Capito. Il y avait ensuite deux camps secondaires de deux légions chacun. Drusus, qui occupait les fonctions de légat légionnaire, commanderait le camp le plus au nord, celui se trouvant le plus au sud étant sous le commandement de Masurius Titanius, originaire de Pannonie et l’un des favoris de l’empereur, bien que personne ne sût vraiment pourquoi.
Drusus se tenait au milieu de toute cette agitation, observant avec satisfaction la rapide construction du camp. Des ouvriers s’activaient de tous côtés. L’expédition était bien équipée : Saturninus y avait investi une véritable fortune, une somme proche du revenu annuel de plusieurs provinces, disait-on. De solides bûcherons se mirent à l’œuvre pour abattre les palmiers qui bordaient la plage, et les menuisiers s’affairèrent à les débiter en planches pour les palissades. Les géomètres délimitèrent le camp le long de la partie la plus large de la plage et préparèrent leurs indications pour les parties intérieures : la rue centrale, l’endroit où serait installée la tente du légat, celles des artisans, des légionnaires, des scribes et des historiens, les emplacements des écuries, des ateliers, des entrepôts et tout le reste. Il fallut faire débarquer les chevaux pour qu’ils se réhabituent à la terre ferme après cette longue période d’inactivité à bord des navires.
Tandis que l’on installait les piquets délimiteurs dans le sol, les hommes de troupes s’occupèrent de monter leurs tentes. Des explorateurs accompagnés de patrouilles armées menèrent les premières expéditions à l’intérieur des terres à la recherche d’eau potable et de vivres.
C’étaient tous des hommes d’expérience. Chacun connaissait son métier. Lorsque la nuit arriva, assez tôt curieusement – mais après tout, songea Drusus, c’était l’hiver, même si le temps était plutôt doux –, le camp était déjà clairement délimité et les premiers remparts érigés. Il ne semblait pas y avoir de rivières ou de ruisseaux dans les environs immédiats mais, ainsi que Drusus le suspectait en raison de l’existence d’une luxuriante forêt, la présence d’eau douce ne faisait aucun doute : le sol, extrêmement rocailleux sous la mince couche de terre, abondait de petites galeries à travers lesquelles des sources souterraines formaient de petits puits. Un de ces puits se trouvait à proximité à l’intérieur des terres et une équipe d’ingénieurs se mit à réaliser les plans d’un étroit canal qui amènerait en un minimum de temps cette eau douce et fraîche jusqu’au camp. Les explorateurs repérèrent du gibier en abondance dans les forêts avoisinantes : une multitude de cerfs peu farouches, des troupeaux de ce qui ressemblait à de petits cochons sans queue aux grandes oreilles dressées et un nombre incalculable d’étranges oiseaux aux plumes rouges et vertes, avec une épaisse crête sous le bec. Jusqu’à présent les choses se présentaient bien. Le Nordique avait dit qu’ils ne rencontreraient aucune difficulté à trouver des provisions et tout semblait indiquer qu’il avait dit la vérité sur ce point.