Le sort funeste de la première expédition n’avait apporté aucun élément digne d’être pris en compte. Gargilius Martius n’avait pas compris à quel genre de général il avait affaire en la personne d’Olaus. Capito si, grâce à Drusus ; et en désignant Olaus comme cible principale, il couperait la puissance ennemie à sa tête dès les premiers jours de la campagne. Voilà ce qu’il avait décidé : qui était donc ce Titus Livius Drusus, officier auxiliaire de vingt-trois ans, pour oser suggérer qu’il n’en serait pas ainsi ?
Dans les trois camps romains on se lança dans de formidables préparations pour le combat. Les engins de siège furent hissés à la lisière de la forêt et des chemins furent taillés à travers la jungle. Les cavaliers préparèrent leurs destriers pour la bataille. Les centurions passèrent les dernières instructions aux troupes d’infanterie. Des éclaireurs furent envoyés la nuit pour repérer les points faibles des murs de la cité maya.
Par cette terrible chaleur tropicale qui collait à la peau telle une couverture humide, les préparatifs n’en étaient pas facilités. Les piqûres des insectes ne laissaient aucun répit, de nuit comme de jour, non seulement celles des moustiques et des fourmis, mais aussi des scorpions et autres bêtes dont les Romains ignoraient les noms. On commença à signaler des serpents dans les camps, de petits reptiles rapides, verts aux yeux d’un jaune flamboyant. Bon nombre de soldats furent mordus, une demi-douzaine n’en réchappa pas. Mais les travaux continuaient. Il s’agissait de maintenir une tradition vieille de plusieurs siècles.
Jules César lui-même devait les observer, de même que l’invincible Marcus Aurelus, ou le grand Augustus, fondateur de l’Empire. Ni les scorpions, ni les serpents ne sauraient freiner la progression des légions romaines et encore moins ces ridicules petits moustiques.
En début d’après-midi, la veille de l’offensive, des paquets de nuages vinrent noircir le ciel. Le vent, déjà fort dans la journée, prit une ampleur extraordinaire, soufflant un air brûlant qui s’abattit en grondant sur eux en direction de l’est, accompagné de tels éclairs et coups de tonnerre que la terre sembla se diviser en deux. S’ensuivit une pluie torrentielle au cours d’un orage comme nul Romain n’en avait vu auparavant, menaçant de les balayer telle une main géante et de les projeter dans les terres intérieures.
Les tentes furent arrachées de leurs piquets les unes après les autres et emportées dans la tempête. Drusus, qui s’était réfugié avec ses hommes sous les chariots, observa avec stupéfaction les arbres de la plage plier sous le vent, leur pointe touchant presque le sable avant qu’ils commencent à se déraciner. Certains arbres partirent dans une sorte de danse grotesque avant d’être arrachés. Les chariots eux-mêmes furent rudement secoués, se soulevant avant de retomber lourdement sur le sol. Les chevaux lâchèrent d’étranges cris de terreur. Quelqu’un cria que les navires étaient en train de se retourner et Drusus constata effectivement que certains avaient déjà la coque en l’air, comme si une main de titan les avait renversés. Puis une vague monumentale vint s’abattre avec une puissance dévastatrice sur la face ouest des palissades, la réduisant à néant.
La puissance de l’orage avait presque quelque chose de surnaturel. Olaus le Danois était-il de connivence avec les dieux de cette terre ? Comme s’il ne souhaitait pas sacrifier ses guerriers face aux envahisseurs en envoyant cette terrible tempête à leur place.
Il n’y avait aucune échappatoire. Tout ce qu’ils pouvaient faire était de se terrer peureusement sous le ciel sombre, coincés sur cette bande de sable, tandis que la tornade grondait au-dessus de leurs têtes. Les éclairs fendaient le ciel comme autant d’épées monstrueuses. Les coups de tonnerre faisaient écho aux effrayants hurlements du vent.
Quelques heures plus tard, la pluie sembla ralentir, puis s’arrêta complètement. Un calme surnaturel les enveloppa. Il y avait quelque chose d’étrange, comme un léger crépitement, dans l’air immobile. Drusus se releva, assommé, pour évaluer l’étendue des dégâts : les murs effondrés, les tentes envolées, les chariots retournés, les armes dispersées. Puis, brusquement, ce fut de nouveau la pluie et le vent, comme si l’orage s’était moqué d’eux avec ce semblant d’accalmie, et le déluge reprit de plus belle jusqu’au petit matin.
À l’aube, le camp offrait un spectacle de désolation. Il ne restait plus rien de leurs constructions. Les murs avaient disparu. Ainsi qu’une large rangée d’arbres sur la plage. De vastes cuvettes d’eau s’y étaient formées un peu partout dans lesquelles flottaient des corps. Un grand nombre de navires avaient disparu, les autres étaient couchés dans l’eau, sur leur flanc.
Le jour apporta une chaleur étouffante, tellement chargée d’humidité qu’il devenait presque impossible de respirer, ainsi qu’une cohorte d’animaux venimeux en tous genres – serpents, araignées, des avalanches de fourmis rouges, des hordes de scorpions et autres bestioles désagréables – comme si la tempête les avait chassés hors de la jungle. Tel un mauvais rêve qui ne prendrait pas fin au réveil. Drusus, l’air sombre, ordonna à ses hommes de mettre un peu d’ordre dans le camp, mais il était difficile de savoir par où commencer et tous marchaient comme dans un demi-sommeil.
Ils s’affairèrent pendant deux jours au milieu des dégâts causés par la tempête. Le deuxième jour, Drusus envoya un messager au camp de Capito pour savoir comment les choses s’étaient passées de leur côté, mais l’homme revint moins d’une heure plus tard en lui annonçant qu’une partie de la plage au sud avait été balayée par la mer, empêchant tout passage, et que la forêt était si dense à l’intérieur qu’il lui était impossible de traverser ; il avait donc été obligé de rebrousser chemin.
Le troisième jour, ce fut l’offensive maya : une pluie de flèches venue de nulle part. Les archers étaient invisibles : ils devaient être au cœur de la jungle, tirant leurs flèches à l’aveuglette avec des arcs d’une puissance exceptionnelle. Les flèches tombaient du ciel par centaines, par milliers, tombant au hasard dans le camp romain. Une cinquantaine d’hommes périrent en l’espace de quelques instants. Drusus envoya cinq escadrons dans la forêt, emmenés par Marcus Junianus, pour aller déloger les attaquants, mais ils ne trouvèrent personne.
Le lendemain, un navire arborant le pavillon de Lucius Aemilius Capito fit son apparition dans la baie, suivi de trois autres. Drusus se fit transporter en chaloupe pour aller à la rencontre du consul. Capito, abattu par la fatigue, lui raconta que la tempête avait pratiquement détruit son camp : il avait perdu presque la moitié de ses hommes et de son équipement, et le site lui-même était devenu inutilisable à cause des inondations. Ces navires étaient les seuls qui lui restaient. Dans l’impossibilité de contacter le camp de Masurius Titanus, ils avaient remonté la côte en bateau, espérant trouver le camp de Drusus à peu près intact.
Drusus n’avait d’autre choix que de remettre son commandement à Capito, même si le vieil homme paraissait usé et abattu par l’épreuve qu’il avait subie. « Il n’est plus bon à rien », s’emporta Marcus Junianus. Mais Drusus répondit aux objections de son ami par un haussement d’épaules : Capito était le doyen des officiers, un point c’est tout.
Les archers lancèrent une autre attaque le lendemain, et le surlendemain. Les pluies de flèches se faisaient plus denses que les précédentes, formant de véritables barrages dans le ciel. Drusus comprit que les capacités des archers mayas étaient sans limites – il les imaginait par milliers, par millions, alignés calmement, une rangée après l’autre, chacune attendant la volée précédente pour la remplacer aussitôt. Cette terre comptait énormément d’habitants, et ils étaient tous ennemis de Rome. Et l’armée d’invasion attendait là, dans les ruines de son camp, incapable de faire plus de huit cents mètres dans cette jungle étouffante et hostile, vulnérable aux tempêtes, avec ses créatures venimeuses, la faim, les maladies, les moustiques, les flèches. Les flèches. La situation devenait impossible. Les choses n’avaient pas dû être pires pour Quinctilius Varus quand il avait perdu les trois légions de César Augustus. Mais ici sept légions étaient menacées.