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Il tapa son stylet sur la côte occidentale de la Sardaigne et de la Corse.

« Andronicus a réussi, d’une manière ou d’une autre, à placer une de ses flottes à l’extrémité de ces deux îles, là où nous ne l’attendions pas. Peut-être sont-ils passés par les côtes africaines et ont-ils construit leurs navires quelque part sur la côte mauritanienne. Toujours est-il qu’ils ont traversé et sont aujourd’hui en position de nous déborder par l’ouest. Il leur suffit de contourner la Corse et de s’emparer de la côte ligurienne, puis de remonter jusqu’à Nicaea et Antipolis qui leur serviront alors de bases d’où partiront leurs armées pour s’emparer de Genua, Pisae et Viterbo, avant d’arriver finalement jusqu’à Rome, et il n’y a rien que nous puissions faire pour empêcher cela. En tout cas, pas avec la moitié de nos troupes coincée sur la frontière nord pour éviter une invasion depuis la Dalmatie, et l’autre moitié au sud de Neapolis pour parer à une invasion par la Sicile. Il nous manque une troisième moitié pour défendre la ville du côté le plus vulnérable.

— Ne peut-on pas rappeler les légions basées en Gaule centrale pour défendre les ports liguriens ? demanda Justina.

— Pas assez rapidement pour arriver à temps et repousser les Grecs sur la côte. Et si nous devions rapatrier nos troupes de Gaule, ils n’auraient plus qu’à envahir la Gaule transalpine depuis la Dalmatie et nous tomber dessus comme l’a fait Hannibal il y a mille cinq cents ans. » Antipater secoua la tête. « Non, nous sommes tout bonnement cernés. Ils nous encerclent de trois côtés à la fois, et cela en fait un de trop.

— Mais le message du commandant en Sardaigne a pourtant été intercepté avant qu’il n’arrive à son destinataire. Il ne sait pas encore qu’il doit se diriger vers le nord.

— Crois-tu vraiment qu’ils se contentent d’envoyer un seul message ?

— Et si c’était le cas ? Si ce message n’était pas censé parvenir jusqu’au commandant en Sardaigne ? Je veux dire, si ce n’était qu’une mystification ? »

Il la fixa. « Une mystification ?

— Suppose qu’il n’y ait aucune flotte grecque au large de la Sardaigne. Mais que ce soit ce qu’Andronicus veut nous faire croire, il fait donc envoyer ce faux messager dans l’intention de le faire intercepter, ainsi nous serions tentés de déplacer nos troupes vers la Ligurie pour nous préparer à une invasion imaginaire. Créant ainsi des brèches dans les autres fronts à travers lesquelles ils pourraient s’infiltrer sans aucune difficulté. »

Quelle curieuse hypothèse ! Antipater fut tout d’abord surpris que Justina trouvât quelque chose d’aussi tirer par les cheveux. Ce genre d’idées était d’habitude sa spécialité, pas celle de Justina. Puis il éprouva un certain plaisir mêlé d’admiration devant une imagination si débordante.

Il la gratifia d’un sourire dans un élan d’amour passionné. « Oh, Justina ! Tu es bien une Grecque, il n’y a pas de doute ! »

Une expression perplexe apparut furtivement sur le visage de Justina.

« Comment ça ?

— Je veux dire, ce genre de subtilité. Insondable. Ces pensées sombres et déviantes. Un esprit capable d’imaginer de telles choses… »

Elle ne semblait pas prendre cela comme un compliment et semblait visiblement contrariée ; les lèvres pincées, elle détourna le regard. Les mèches de cheveux noirs soigneusement arrangées pour tomber sur le front s’envolèrent. Elle les remit en place d’un geste sec de la main. « Si j’ai pu imaginer cela, le Basileus Andronicus aussi. Toi aussi, Lucius. Ça me paraît évident. Concevoir un faux message, le faire intercepter dans le but de paniquer César et le pousser à retirer ses troupes là où elles sont utiles et les placer là où elles ne le sont pas.

— Oui. Bien sûr. Mais je suis personnellement convaincu que ce message est authentique.

— Et César ? Quelle a été sa réaction lorsque tu le lui as lu ?

— Il a fait semblant d’être calme, totalement serein.

— Il a fait semblant ?

— Absolument. Mais ses mains tremblaient lorsqu’il m’a tendu le parchemin. Il connaissait déjà à peu près l’essentiel du message, et il avait peur.

— Il est vieux, Lucius.

— Pas tant que ça. Pas en terme d’années. » Antipater se leva et se dirigea vers la fenêtre, face au crépuscule qui tombait. Les lumières de la capitale commençaient à illuminer les collines environnantes. Un spectacle magnifique dont il ne se lassait jamais. Sa demeure, en bas de la colline du palais royal, était loin d’être majestueuse mais elle jouissait d’un emplacement de choix pour les fonctionnaires de haut rang. De son portique il apercevait la masse sombre de l’ancien Cotisée qui se découpait sur l’horizon, ainsi que la pointe du Forum un peu plus bas et le quartier voisin où s’étalaient les magnifiques bâtiments en marbre d’époques différentes s’étendant en arc de cercle à l’est, d’impressionnantes constructions remontant à des centaines d’années : certaines jusqu’à l’époque d’Augustus, de Néron et du premier Trajan.

Il avait quinze ans et n’était qu’un jeune freluquet de Salona dans la province de Dalmatie lorsqu’il avait vu Rome pour la première fois. Il n’avait jamais cessé d’être émerveillé par la capitale, même aujourd’hui alors qu’il fréquentait les grands hommes du royaume et qu’il réalisait à quel point ils étaient loin d’être grands. Ils n’étaient évidemment que de pauvres mortels comme tout le monde. Mais la cité, elle, était grande, peut-être la plus grande du monde.

Allait-elle être pillée et mise à sac au cours du triomphe des Byzantins, comme on disait qu’elle l’avait été par les Gaulois six cents ans plus tôt ? Ou – ce qui était plus probable – les Grecs entreraient-ils sans rencontrer la moindre résistance pour s’emparer de ce qu’il y avait à prendre, sans rien saccager, devenant les maîtres de la ville qui avait donné naissance à leur empire il y a si longtemps ?

Justina s’approcha par-derrière et vint se coller à lui. Il sentit ses seins se plaquer sur son dos, et devina la fermeté de ses mamelons.

Elle lui murmura à l’oreille : « Lucius, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Dans les cinq minutes à venir, ou dans trois mois ?

— Tu sais parfaitement bien de quoi je parle.

— Tu veux dire, si les Grecs prennent Rome ?

— Pas si. Quand. »

Il lui répondit sans se retourner. « Je ne pense pas que nous en arriverons là, Justina.

— Tu viens de dire que nous n’avions aucun moyen de nous défendre d’une attaque venant de trois fronts différents.

— Je sais. Mais je préfère penser que je me trompe. L’empereur a demandé au Grand Conseil de se réunir demain à la première heure, peut-être que quelqu’un sortira un plan de bataille que j’ignore encore.

— Ou peut-être pas.

— Quand bien même. Imaginons que le pire se produise : ils viennent jusqu’ici, nous capitulons et les Grecs deviennent les maîtres de l’Empire d’Occident. Cela ne devrait pas entraîner de gros bouleversements. Après tout, ce sont des gens civilisés. Ils garderont peut-être même l’empereur comme marionnette, s’il accepte. Quoi qu’il en soit, ils auront toujours besoin de fonctionnaires bilingues. Je pense ne rien avoir à craindre de ce côté-là.

— Et moi ?

— Toi ?

— Tu es un citoyen romain, Lucius. Tu ressembles peut-être à un Grec, et c’est normal puisque tes ancêtres sont originaires de Syrie.

— Antioche, si je ne me trompe pas. Mais ta famille vit ici depuis des centaines d’années et tu es né dans une province romaine. Tandis que moi…

— Tu es romaine, toi aussi.