— Oui, si tu pars du principe que les Byzantins sont romains parce qu’ils considèrent que leur pays fait partie de l’Empire romain et que leur empereur est le roi des Romains. Mais ils parlent grec, et ce sont des Grecs. Et moi aussi je suis grecque, Lucius.
— Une Grecque qui a pris la citoyenneté romaine, cela dit.
— Vraiment ? »
Il se tourna vers elle, étonné. « Tu es une citoyenne romaine, non ?
— Je suis une Grecque d’Asie. Ce n’est pas un secret. Ma famille est originaire d’Ephèse. Lorsque les affaires de mon père allèrent mal, nous nous sommes installés à Athènes où il est reparti de zéro. Puis, la perte de trois navires au cours d’une tempête entraîna sa faillite et nous sommes venus dans l’Empire occidental pour échapper à ses créanciers. J’avais trois ans à l’époque. Nous avons d’abord vécu à Syracuse en Sicile, puis à Neapolis et, à la mort de mon père, je suis venue à Rome. Mais je ne suis jamais devenue, à quelque moment que ce soit, citoyenne romaine.
— Je l’ignorais.
— Maintenant tu le sais.
— De toute façon, cela ne change rien à l’affaire, non ?
— Peut-être, tant que Maximilianus sera empereur. Mais que se passera-t-il lorsque les Grecs prendront le pouvoir ? Tu ne vois pas le tableau, Lucius ? Une Botaniates qui couche avec les Romains ? Ils me puniront comme on punit les traîtres !
— Ne dis pas de bêtises. Il y a beaucoup de Grecs à Rome. Il y en a toujours eu. De Syrie, d’Égypte, de Cappadoce, et même de Grèce. Une fois que la clique d’Andronicus sera au pouvoir, ils se moqueront bien de savoir qui couche avec qui. »
Mais elle était toujours collée contre lui, terrorisée. Il ne l’avait jamais vue dans cet état.
« Qu’est-ce que tu en sais ? J’ai peur de ce qui pourrait arriver. Fuyons, Lucius. Avant qu’ils n’arrivent.
— Et pour aller où ?
— Quelle importance. Ailleurs. N’importe où. Du moment qu’on sera loin d’ici. »
Il ne savait pas comment la calmer. Elle paraissait sous l’emprise d’une panique irrationnelle. Son visage était pâle, ses yeux avaient pris des reflets vitreux, son souffle n’était plus qu’une série de petits sanglots.
« S’il te plaît, Justina. S’il te plaît. »
Il prit sa main dans la sienne quelques instants, puis ses doigts remontèrent jusqu’à son cou. Doucement, il commença à lui masser les épaules pour essayer de la calmer. « Il ne nous arrivera rien, dit-il à voix basse. Pour commencer, l’Empire ne s’est pas encore effondré. Et ce n’est pas forcément inéluctable, malgré les apparences. Il a déjà vu pire et il peut encore survivre à ce qui lui arrive aujourd’hui. Le Basileus Andronicus peut mourir demain. La mer peut engloutir ses navires comme elle l’a fait avec ceux de ton père. Ou Jupiter et Mars peuvent apparaître devant le Capitole et nous guider vers une victoire glorieuse. Tout peut arriver. Je n’en sais rien. Mais même si l’Empire devait s’écrouler, ce ne serait pas la fin du monde, Justina. Toi et moi, on s’en sortira. » Il plongea son regard dans le sien. Réussirait-il à la convaincre quand lui-même n’y croyait plus ? « Toi… et… moi… on… s’en… sortira.
— Oh, Lucius…
— Tout ira bien. » Antipater la serra dans ses bras jusqu’à ce que sa respiration retrouve un rythme normal et que son corps relâche la tension accumulée. Et puis – un changement tellement brusque qu’il faillit partir d’un fou rire – son corps tout entier se relâcha, ses hanches se mirent à onduler. Elle se serra contre lui, se frottant à lui dans une invitation sans équivoque. Les yeux mi-clos, les narines dilatées, sa langue s’agitant tel un serpent entre ses lèvres. Oui. Oui. Tout irait bien, d’une manière ou d’une autre. Ils dresseraient des murs autour d’eux et ignoreraient le monde extérieur. « Viens », dit-il. Puis il l’entraîna avec lui vers la chambre à coucher.
Le Grand Conseil de l’État se réunit à la deuxième heure du jour, dans la grande salle aux tentures mauves, connue sous le nom de Hall Marcus Anastasius dans l’aile nord du Palais impérial. Les deux consuls étaient présents, ainsi qu’une demi-douzaine de doyens du sénat, Cassius Cestanius, le ministre des Affaires étrangères, Cocceius Maridianus, le ministre de l’Intérieur, et sept ou huit autres ministres du gouvernement, sans oublier une impressionnante batterie de généraux à la retraite et d’officiers de marine. Il y avait aussi les membres clés de la cour impériale : Aurelius Gellius, le Préfet prétorien, Domitius Pompeianus, le Maître des lettres grecques, Quintilius Vinicius, le gardien du Trésor impérial, et bien d’autres. À la grande surprise d’Antipater, même Germanicus Antoninus César, la fripouille de frère cadet de l’empereur en personne. Sa présence était logique puisqu’il était théoriquement le successeur au trône, mais Antipater n’avait jamais vu ce vaurien de prince assister à un quelconque conseil et il ne se rappelait pas non plus avoir croisé Germanicus en public à une heure aussi matinale. Son entrée désinvolte déclencha un remous dans l’assemblée.
L’empereur commença la séance en demandant à Antipater de lire à voix haute la missive grecque qui avait été interceptée.
« Demetrios Chrysoloras, Grand Amiral de la Flotte impériale, à Son Excellence Nicolas Chalcocondyle de Trébizonde, Commandeur des Forces navales, Salutations ! Soyez informé par le présent document, ô Nicolas, par la suprême volonté de Sa Toute-Puissante Majesté et Maître suprême de toutes régions, Andronicus Maniakes, qui, grâce à Dieu, détient le titre sacré de Roi des Romains et Autocrate de…
— Pourrais-tu nous épargner ce galimatias grec, Antipater, et aller à l’essentiel ? » fit une voix lasse sur le côté de l’assemblée.
Antipater, décontenancé, leva les yeux. Ils rencontrèrent ceux de Germanicus César. C’était lui qui venait de parler. Le frère de l’empereur, vautré dans son fauteuil comme à un banquet, était fardé et maquillé de manière outrancière et sa tunique blanche bordée de pourpre était souillée de taches de vin. Antipater comprit alors comment Germanicus avait réussi à être présent aussi tôt, il était simplement rentré directement au palais de quelque soirée qui s’était prolongée jusqu’au petit matin.
Le prince, d’un sourire affecté, fit un petit geste impatient de la main. Antipater se plia docilement à sa requête et survola les parties pompeuses du texte byzantin qui débutaient la lettre puis commença à lire à partir de la moitié du document :
«… de lever l’ancre dès à présent et de prendre la mer vers le nord en prenant soin de passer au large de la Corse, pour vous rendre directement vers la province ligurienne de l’Empire d’Occident et de prendre possession des ports d’Antipolis et Nicaea… »
Des murmures s’élevèrent déjà dans la salle. Tous ceux qui étaient présents n’avaient pas besoin de cartes pour visualiser les déplacements en mer dont il était question. Ni pour comprendre la nature du danger qui menaçait Rome en la présence de cette flotte grecque dans les eaux en question.
Antipater replia le parchemin et le posa.
L’empereur se tourna vers Antipater. « Êtes-vous en mesure d’affirmer que ce document est authentique ?
— Il est écrit en parfait grec byzantin tel qu’on l’utilise dans la haute société, Majesté. Je ne reconnais pas l’écriture, mais c’est celle d’un scribe tout à fait compétent, comme on peut en trouver au sein du personnel affecté auprès d’un amiral. Quant au sceau, il m’a l’air parfaitement authentique.
— Je vous remercie, Antipater. » Maximilianus demeura silencieux un instant, les yeux perdus au loin. Puis son regard fit le tour des grands chefs de Rome. Il se posa enfin sur la frêle personne d’Aurelianus Arcadius Ablabius qui dirigeait la flotte de la mer Tyrrhénienne jusqu’à sa retraite un an plus tôt pour raison de santé. « Pouvez-vous m’expliquer, Ablabius, comment une flotte byzantine a réussi à rejoindre les côtes sardes en passant par la Sicile sans que nous nous en rendions compte ? Éclairez-nous un peu sur les bases navales que nous avons le long de la côte occidentale sarde, si vous le voulez bien, Ablabius. »