Ablabius, un homme mince, au teint livide, au regard bleu clair, s’humecta les lèvres avant de prendre la parole. « Majesté, nous n’avons pas de bases sur la côte occidentale de la Sardaigne. Nos ports se trouvent à Calaris dans le Sud-Est et à Olbia dans le Nord-Est. Nous avons quelques avant-postes à Bosa et Othoca à l’ouest, et c’est tout. L’île est un endroit désolé et malsain et nous n’avons pas jugé utile de la fortifier.
— En partant du principe, je suppose, que nos ennemis de l’Empire d’Orient ne songeraient jamais à la contourner pour nous attaquer par l’ouest ?
— En effet, Majesté, dit Ablabius, visiblement mal à l’aise.
— Ah ! Donc il n’y a personne sur la côte occidentale sarde pour observer la mer. Parlez-moi de la Corse à présent, Ablabius. Avons-nous une base militaire sur sa côte occidentale, par hasard ?
— Il n’y a pas de bons mouillages dans la partie occidentale, César. Les montagnes plongent directement dans la mer. Nos bases se trouvent sur la côte est, à Aléria et Mariana. Là encore, il s’agit d’une île sauvage et sans intérêt.
— Ainsi, si une flotte grecque parvenait jusqu’en Sardaigne, elle pourrait naviguer en toute tranquillité jusqu’à la côte ligurienne, je me trompe, Ablabius ? Nous n’avons donc pas la moindre force navale pour surveiller cette partie de mer, c’est bien ce que vous me dites ?
— Globalement, oui, Majesté, dit Ablabius, d’une petite voix.
— Je vous remercie, Ablabius. » Le regard de l’empereur Maximilianus parcourut une fois de plus la salle. Cette fois, son regard continua d’errer çà et là, comme s’il ne savait sur quoi se fixer.
Le silence tendu fut enfin rompu par Erucius Glabro, le doyen des consuls, un homme au profil aquilin et au port noble dont les ancêtres remontaient aux premières années de l’Empire. Lui aussi avait eu des prétentions impériales trente ou quarante ans plus tôt, mais il était désormais vieux et on le disait grabataire. « L’affaire est grave, César ! s’ils débarquent une armée sur la côte et se mettent à marcher vers Genua, nous n’aurons aucun moyen de les empêcher d’arriver jusqu’à la ville elle-même.
L’empereur sourit. Il semblait extrêmement las. « Merci de souligner cette évidence, Glabro. J’étais certain de pouvoir compter sur vous pour le faire.
— Majesté…
— J’ai dit merci. » Le doyen des consuls se ratatina dans son fauteuil. L’empereur parcourut de nouveau la salle de ses petits yeux fureteurs avant de parler. « Selon moi, quatre options s’offrent à nous. Nous pouvons déplacer l’armée de Julius Fronto de la frontière gauloise jusqu’aux abords de la ville de Genua, en espérant qu’elle arrive à temps pour contrer une éventuelle invasion grecque sur la côte ligurienne. Mais il y a de grandes chances qu’ils arrivent trop tard. Nous pouvons aussi faire redescendre les troupes de Claudius Lentulus de Venetia pour tenir la frontière de Genua. La chose serait faisable, mais laisserait le champ libre sur la frontière du nord-est aux troupes qu’Andronicus a laissées en Dalmatie et nous risquons de les retrouver à Ravenna ou Florentia avant d’avoir le temps de réaliser ce qui se passe. Nous pourrions aussi rappeler l’armée de Sempronius Rufus en Calabre pour venir défendre la capitale, et faire descendre Lentulus vers la Toscane et l’Ombrie, en abandonnant le reste de la péninsule aux Grecs. Ce qui nous ramène, je suppose, au point où nous en étions il y a deux mille ans, mais je pense que nous avons de bonnes chances de tenir en restant à l’abri de l’ancien territoire intérieur romain et ce pour un bon bout de temps. »
Il y eut de nouveau un long silence.
Puis Germanicus César parla de sa voix traînante et sans passion : « Il me semble que tu as parlé de quatre options, mon cher frère. Tu viens de n’en énumérer que trois. »
L’empereur ne parut pas contrarié. En fait, il avait l’air plutôt amusé. « Bravo, mon frère ! Bravo ! Il y a effectivement une quatrième option. Elle consiste à ne rien faire du tout, à ignorer complètement ce message intercepté, à maintenir nos défenses là où elles se trouvent et à laisser l’initiative aux Grecs. »
Antipater entendit quelques exclamations de surprise, suivies d’un brouhaha général. L’empereur, impassible, les bras croisés, un léger sourire aux lèvres, attendit le retour du calme. Tandis que l’ordre revenait progressivement dans la salle, la voix du consul Herennius Capito résonna clairement : « Mais César, ne serait-ce pas un suicide en bonne et due forme pour notre nation ?
— À ce stade, il me semble que toute réponse que nous pourrions apporter serait suicidaire, répondit l’empereur. Défendre un nouveau front implique de laisser un autre front sans défense. Retirer nos troupes de quelque frontière que ce soit entraînerait une brèche ailleurs dans laquelle l’ennemi n’aurait plus qu’à s’infiltrer sans la moindre difficulté.
— Mais ne rien faire, César, alors que les Grecs sont pratiquement à nos portes… !
— Mais le sont-ils vraiment, Capito ? Et si le message qu’Antipater vient de nous lire n’était qu’une ruse ? »
Il y eut un moment de stupeur figée, suivi d’un nouveau grondement de voix. « Une ruse ? Une ruse ? Une ruse ? » Les voix des ministres et autres conseillers impériaux se firent écho. Ils semblaient abasourdis. Tout comme l’était Antipater, car n’était-ce pas précisément l’hypothèse – absurde, invraisemblable – que Justina avait émise la veille dans l’intimité de leurs appartements.
Antipater écouta avec émerveillement tandis que Maximilianus expliquait la thèse selon laquelle la supposée lettre du Grand Amiral Chrysoloras pourrait tout à fait être un leurre, dans le dessein de voir les Romains retirer leurs troupes d’un front militaire vital pour les envoyer là où leur présence était totalement inutile.
La chose était vraisemblable, certes. Mais était-ce le cas ?
Antipater n’en était pas convaincu. Son père lui avait appris à ne jamais sous-estimer la ruse d’un adversaire mais, suivant le même raisonnement, de ne jamais la surestimer non plus. Il avait trop souvent eu l’occasion de constater à quel point il était facile de se faire contrer en envisageant un trop grand nombre de coups à l’avance. Il lui semblait plus raisonnable de partir du principe que les Grecs avaient effectivement des navires au-delà de la Sardaigne et qu’ils s’apprêtaient à envahir les côtes liguriennes, plutôt que de suivre l’hypothèse qui verrait dans la lettre de Chrysoloras quelque fine stratégie d’une partie de… comment s’appelait ce jeu auquel les Perses aimaient jouer… d’échecs ? Une gigantesque partie d’échecs.
Mais personne ne se permettrait de dire ouvertement à l’empereur que son hypothèse était absurde, ou ne serait-ce qu’improbable. Très rapidement les ministres et conseillers présents en vinrent à s’accorder sur le fait qu’il n’était effectivement pas nécessaire de réagir aux supposés ordres du Grand Amiral à la flotte sarde, puisqu’il n’y avait vraisemblablement pas de flotte sarde. Ce qui était la position la plus sûre à adopter, du moins sur un plan politique. La décision de ne rien faire leur évitait de rapatrier des troupes d’une frontière directement menacée par une attaque imminente. Personne ne voulait assumer ce genre de responsabilité.