Cette aventure malheureuse, comme Antipater et tout le monde le comprenaient aujourd’hui, avait vidé les réserves économiques de l’Empire d’Occident et peut-être même affaibli de manière irréversible sa puissance militaire. Deux générations entières des plus brillants généraux et amiraux de l’Empire avaient péri sur les rivages de Nova Roma. Et puis ce fut au tour de l’arrogant et imbécile empereur Julianus IV de poursuivre dans l’erreur, en expulsant une mission commerciale grecque de l’île de Melita, un point insignifiant en pleine mer situé entre la Sicile et les côtes africaines, et dont les deux empires revendiquaient la possession. L’empereur Léo IX de Byzance avait donc répliqué non seulement en envoyant des troupes débarquer sur Melita mais en décidant unilatéralement de retracer la ligne de démarcation des deux empires, lui faisant traverser désormais la province d’Illyricum, de sorte que les côtes dalmates et leurs importants ports donnant sur l’Adriatique passent sous contrôle byzantin.
Ce fut le commencement de la fin. L’Empire d’Occident, qui s’était déjà trop dispersé avec ses projets maudits dans le Nouveau Monde, n’était plus en mesure d’opposer une réelle défense. Ce qui encouragea Léo et ses successeurs en Orient, d’abord Constantinus XI puis Andronicus, à s’enfoncer toujours plus loin dans le territoire occidental, jusqu’à menacer aujourd’hui la capitale elle-même. L’Empire d’Occident allait certainement tomber sous le contrôle des Byzantins pour la première fois de l’histoire.
Cependant, Antipater se demandait si, comme Germanicus l’affirmait, tout cela était inévitable dès le départ.
La rivalité, certes. Quelques frictions et autres petits conflits occasionnels, peut-être. Mais la conquête d’un empire par un autre ? Il n’y avait rien dans le projet de division de l’Empire de Constantinus et de Theodosius de nature à pousser l’Occident à se lancer dans une campagne d’outre-mer inopportune et coûteuse, qu’aucun César n’aurait abandonnée jusqu’à ce que l’Empire se retrouve au bord du gouffre. Ni rien qui pût pousser cet empire affaibli à céder à la provocation devant son rival oriental en l’attaquant, comme si une folie n’avait pas suffi. Avec des empereurs un peu plus sages, Rome serait restée Rome pour toute l’éternité. Alors qu’aujourd’hui…
« Tu broies du noir, lui disait Justina.
— Il y a de quoi.
— La guerre ? Je te l’ai déjà dit, Antipater : nous devons fuir avant qu’elle nous atteigne.
— Et je t’ai déjà répondu : pour aller où ?
— Là où l’on ne risque pas de s’y battre. À l’est, loin, là où le soleil brille toujours et où il fait chaud. La Syrie ou l’Égypte. Chypre, peut-être.
— Ce sont tous des lieux grecs. Je suis romain. On me prendra pour un espion. » Justina, manquant de tact, pouffa de rire. « Nous ne sommes nulle part à notre place, c’est bien ce que tu dis, non ? Les Romains te prennent pour un Grec. Et maintenant, tu ne veux pas partir en Orient parce qu’on pourrait te prendre pour un Romain. Comment feraient-ils la différence, de toute façon ? Tu parles comme un Grec auquel tu ressembles autant que moi. »
Antipater lui lança un regard sombre. « C’est pourtant la vérité, Justina, nous n’avons, à vrai dire, notre place nulle part. Mais peu importe ce à quoi je ressemble, je demeure un membre officiel de la cour impériale occidentale. J’ai signé de mon nom une quantité de correspondances diplomatiques archivées à Constantinopolis.
— Qui peut bien être au courant ? Qui s’en soucie ? L’Empire d’Occident est mort. Partons pour Chypre, nous y élèverons des moutons, tu pourrais peut-être gagner un peu d’argent comme traducteur en latin. Tu pourrais raconter que tu as passé quelque temps en Occident si jamais on te demandait d’où tu viens. Quelle importance ? Personne n’ira t’accuser d’être un espion de l’Empire d’Occident puisqu’il n’existe plus.
— Mais il existe toujours.
— Pour l’instant. »
Il devait bien reconnaître que l’idée était tentante. Il se montrait peut-être un peu trop méfiant en imaginant qu’on lui reprocherait ses années de service auprès du César Maximilianus s’il devait fuir à l’est. Personne ne s’en soucierait là-bas dans les terres grecques ensoleillées cernées par la mer. Justina et lui pourraient refaire leur vie.
Mais tout de même, tout de même…
Il voyait mal comment il pouvait abandonner son poste alors que le gouvernement de Maximilianus était encore intact. Il y voyait un acte vil. Lâche. Traître. Grec. Il était romain ; il resterait à son poste jusqu’à la fin. Ensuite…
Après tout, qui pouvait dire ce qui se passerait ensuite ?
« Je ne peux pas partir, dit-il à Justina. Pas maintenant. »
Les jours passèrent. Les belles journées d’automne cédèrent la place à d’autres, plus mornes et plus grises, qui annonçaient la saison pluvieuse. Justina ne lui parlait plus de la situation politique. Elle ne parlait d’ailleurs plus beaucoup. L’hiver romain était une période difficile pour elle. Certes, elle avait passé presque toute sa vie dans l’Empire d’Occident mais, au fond d’elle-même, elle était grecque, une fille du Sud, du soleil. Vivre à Neapolis, ou encore mieux Sicilia, lui aurait plus convenu en termes de douceur de climat et de luminosité, ce n’était pas le cas de Rome où les hivers étaient froids et humides. Antipater se demandait souvent, en rentrant du palais à la tombée du jour, s’il découvrirait un de ces jours qu’elle avait fait ses bagages pour de bon. On décelait déjà les signes d’un abandon discret de la capitale : la foule dans les rues se faisait moins dense et chaque jour une ou deux boutiques fermaient leurs portes. Mais Justina restait à ses côtés.
Ses tâches au palais devenaient de plus en plus inutiles. Plus aucun ultimatum n’était envoyé au Basileus Andonicus. À quoi bon ? La fin était proche. Désormais, le travail d’Antipater consistait uniquement à traduire des rapports provenant d’espions que César avait postés le long des frontières du monde grec. Des mouvements de troupes en Dalmatie – des renforts venant appuyer le contingent grec déjà important installé à la pointe nord-est de la péninsule à portée d’armes de l’avant-poste romain installé à Venetia. Une autre armée grecque en déplacement en Afrique, venant d’Égypte en direction de Carthage et des autres ports de la côte de Numidie : sans doute des forces d’appui pour celles situées en Sicile. Et d’autres troubles, plus au nord, provenant des forces militaires byzantines, apparemment innombrables : une légion de Turcs semblait avoir été envoyée en Samartia, le long de la frontière allemande, sans doute pour écarter davantage les lignes de défense romaines.
Antipater lisait méthodiquement ces missives à l’empereur, mais Maximilianus ne semblait y prêter attention qu’occasionnellement. Il était maussade, lointain, distrait. Un jour, Antipater le surprit dans le bureau Émeraude plongé dans un énorme livre d’histoire, ouvert à la page sur laquelle était inscrite la longue liste des noms des anciens Césars. Il la parcourait des doigts de haut en bas, Augustus, Tiberius, Gaius, Caligula, Claudius, Néron, et ainsi de suite jusqu’à Hadrianus, Marcus Aurelius, Septimius Severus, Titus Gallius, jusqu’à la division du royaume et au-delà jusqu’au Moyen Âge et aux Temps modernes. La liste défilait sous ses doigts, une pléiade de noms d’empereurs orientaux plus ou moins glorieux, Clodianus, Claudius, Titianus, Maximilianus le Grand, tous les Héraclius, les Constantinus, les Marcianus.