— Qu’est-ce que toi tu cherches à me dire ? Imagine que je ne sois pas là. Quelle direction choisirais-tu demain, l’est ou l’ouest ? »
Il marqua une courte pause. « L’ouest.
— Pour suivre le frère de l’empereur dans la neige.
— Oui.
— Ce frère que tu prenais pour un bon à rien.
— Le bon à rien en l’occurrence serait plutôt l’empereur. Je commence à penser que ce n’est pas le cas de son frère. Si tu ne faisais pas partie de l’équation, je partirais sans doute avec lui. » Était-ce bien la vérité ? se demanda-t-il. Oui. Oui. C’était bien le cas. « Je suis un Romain. Je voudrais me comporter en Romain, au moins une fois dans ma vie.
— Alors va. Pars ! »
Il sentit la pièce chavirer, comme sous l’effet d’un tremblement de terre. « Et toi, Justina ?
— Je ne suis pas tenue de me comporter en Romaine, n’est-ce pas ? Je pourrais rester ici, et continuer d’être une Grecque…
— Non, Justina !
— Ou je pourrais vous suivre toi et ton empereur dans la neige, je suppose. » Elle serra ses bras autour de sa taille en frissonnant, comme si elle sentait déjà les flocons tomber sur elle, ici dans la chaleur de leur chambre.
« D’un autre côté, nous avons toujours l’option, toi et moi, d’aller à l’est avec l’autre empereur. Le lâche, celui qui a abandonné son trône pour sauver sa vie.
— Je ne suis pas très courageux moi-même, tu sais.
— Je le sais. Et pourtant tu serais prêt à suivre Germanicus si je n’étais pas là. Il y a une différence entre ne pas être courageux et être un lâche. Lequel est le pire, je me le demande, de fouler la neige de temps en temps, ou de vivre sous un climat doux entouré de lâches. Comment vivre parmi les lâches, sans être soi-même un lâche ? »
Il ne sut quoi répondre. Sa tête bourdonnait. Elle lui avait mis le dos au mur. Il réalisait simplement qu’il l’aimait, qu’il avait besoin d’elle, qu’il prendrait n’importe quelle décision qu’elle aurait souhaitée.
Des cris rauques et jubilatoires provenant de l’extérieur vinrent jusqu’à eux. Ils crurent entendre aussi ce qui semblait être des hurlements. Antipater jeta un œil par la fenêtre et aperçut de nouveaux feux sur les collines. La phase de la conquête commençait pour de bon. Les vainqueurs se servaient leur butin.
Il fallait s’y attendre, songea Antipater. Cela ne changeait rien en ce qui le concernait. La seule question importante était de savoir dans quelle direction aller : à l’est avec l’empereur déchu ou à l’ouest avec son frère.
Il se tourna vers Justina. Attendant qu’elle dise quelque chose.
Elle luttait toujours contre le froid imaginaire d’un hiver imaginaire, mais elle souriait. Le froid était imaginaire, le sourire bien réel. « Ainsi, dit-elle, romaine je serai. Avec toi, dans la neige, en Gaule. Est-ce une folie, Lucius ? Parfait. Faisons cette folie ensemble. Et ensemble nous essayerons de nous tenir chaud où que nous soyons… Nous devrions préparer nos bagages, mon amour. Ton nouvel empereur part demain pour Massilia, c’est bien ce que tu m’as dit ? »
2206 A. U. C. : Un avant-poste du royaume
On reconnaît un ennemi au premier coup d’œil. J’ai rencontré le mien par une belle journée de printemps, il y a presque un an, en allant me promener le long du Grand Canal, comme j’ai l’habitude de le faire tous les matins pour profiter de la brise. Une flottille de barges romaines décorées avançait sur l’eau, bousculant nos gondoles comme de vulgaires débris flottants. À la proue de la barge la plus avancée se tenait un vigoureux jeune proconsul impérial à barbe noire, il grimaçait dans le soleil naissant, le port digne, tel quelque Alexandre prenant possession d’un nouveau territoire.
Je le regardai depuis les marches du petit temple d’Apollon, juste à côté du Rialto. La barge du proconsul avait trois mâts sur lesquels flottait le célèbre aigle, et ils étaient trop hauts pour passer. Pour une raison ou pour une autre le pont-levis était un peu lent à s’ouvrir. Tandis qu’il regardait impatiemment autour de lui son regard se posa sur moi et ses yeux brillants et insolents rencontrèrent les miens. Ils me fixèrent, tranquillement, présomptueusement. Puis il me fit un clin d’œil et me salua. Il posa ensuite ses mains en porte-voix sur sa bouche me cria quelque chose que je n’ai pas saisi.
« Comment ? répondis-je automatiquement, en grec.
— Falco ! Quintus Pompeius Falco ! » Puis le pont s’ouvrit et sa barge poursuivit sans plus tarder son chemin le long du canal. Sa destination, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, était le palais des Doges sur la grande place, là où vivaient jadis les princes vénitiens et où il devait établir sa résidence.
Je me suis tournée vers Sophia, ma servante. « Vous avez entendu ce qu’il a dit ? demandai-je.
— Son nom, madame. Il s’appelle Pompeius Falco, notre nouveau maître.
— Ah, bien sûr. Notre nouveau maître. »
Je l’ai détesté au premier regard ! Cet Italien mangeur d’ail au faciès velu, venu fanfaronner au sein de notre paisible ville en jouant les suzerains – comment ne pas le détester ? Quelque soldat de Neapolis ou Calabria, promu proconsul de Venetia du fond de quelque trou obscur comme récompense sans aucun doute pour sa soif de sang sur les champs de bataille. Il pourra nous abreuver d’obscénités en latin et profaner l’élégance de nos banquets de ses coutumes rustres de Romain – je l’ai haï au premier coup d’œil. Je me sentais souillée par le regard froid et désinvolte qu’il m’avait lancé lorsque sa barge était passée sous le pont-levis. Quintus Pompeius Falco, en effet ! Ce nom horrible était-il censé susciter en moi la moindre émotion ? Moi, une femme de bonne famille de Venetia, byzantine jusqu’au bout des ongles, dont les ancêtres remontent aux princes de Constantinopolis, côtoyant les grands du monde grec depuis sa plus tendre enfance ?
Il n’y avait rien d’étonnant à ce que les Romains fussent là. Depuis des mois je sentais l’Empire s’immiscer dans notre ville comme le fait l’océan amer lorsqu’il s’infiltre à travers nos îles barrières pour entrer dans notre paisible lagon. C’est comme cela à Venetia : nous nous protégeons autant que possible de la mer mais, en cas de tempête, elle domine tout, elle s’abat sur nous, nous engloutit, nous submerge. Il n’y a pas de mer plus puissante au monde que l’Empire de Rome et elle était sur le point de nous balayer.
Nous sommes une race de vaincus, après tout. Cela faisait cinq, huit, dix ans déjà, que le Basileus Leo XI et l’empereur Flavius Romulus avaient signé le traité de Ravenne officialisant la réunification de l’Empire d’Orient et de l’Empire d’Occident sous la loi romaine ; les choses pouvaient alors redevenir ce qu’elles avaient été des siècles durant à l’époque des premiers Césars. La grande époque grecque était révolue. Nous avions eu notre heure de gloire pendant deux cents ans, mais les Romains avaient fini par l’emporter. Petit à petit, le monde byzantin indépendant était retombé sous contrôle romain, et nous allions à notre tour être avalés, nous, habitants de Venetia, l’avant-poste le plus occidental du royaume. Les barges romaines naviguaient sur nos canaux. Un proconsul venait d’arriver pour occuper le palais des Doges. Les soldats romains défilaient dans les rues. Cinquante ans de guerre civile sanglante, suivis de deux cents ails de domination grecque, et aujourd’hui tout cela appartenait à l’histoire. Nous n’avions même plus notre propre empereur. Pendant mille ans, depuis l’époque de Constantinus, nous autres Orientaux en avons eu un. Mais aujourd’hui, nous allions devoir nous prosterner aux pieds des Césars comme nous l’avions fait jadis. Vous vous demandez toujours comment j’ai pu détester l’envoyé de César au premier regard, alors qu’il faisait son entrée triomphante dans notre ville déchue mais fière ?