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Au début il n’y eut pas de grands changements. Le temple de Zeus ne fut pas rebaptisé en temple de Jupiter. Nos belles pièces de monnaie, les solidi et les miliaresia, ont continué à circuler, bien que l’on trouvât parmi elles des sesterces et des aurei. Nous parlions la langue que nous avions toujours parlée. Les dates des documents officiels étaient basées sur le calendrier romain – nous étions dans leur 2206e année – au lieu du calendrier grec qui commençait à la date de la fondation de Constantinopolis. Mais qui parmi nous faisait attention aux dates inscrites sur les documents officiels ? En ce qui nous concernait, nous étions toujours en 1123.

Nous rencontrions occasionnellement des officiels romains sur les places, dans les boutiques du Rialto, ou sur les canaux en gondoles, mais ils n’étaient guère nombreux et semblaient soucieux de ne pas trop nous déranger. Les grands hommes de la ville, les membres de la vieille classe de patriciens dont les Doges étaient directement issus, continuaient de parader avec une certaine majesté comme à leur habitude. Il n’y avait plus de Doges, bien sûr, mais c’était le cas depuis longtemps.

Mon existence, elle, continua telle quelle avait toujours été. En tant que fille d’Alexios Phokas et veuve d’Heraclios Cantacuzenos, je possédais quelques richesses et privilèges. Mon palais donnant sur le Grand Canal était un lieu central pour la haute société et les lettrés. Ma résidence à l’est, dans la région douce et ensoleillé d’Istria, abondait en figues, olives, avoine, et blé ; elle m’offrait de plus une agréable diversion lorsque je me lassais des charmes lacustres de Venetia. Car bien qu’amoureuse de Venetia, ses hivers froids et humides et ses étés étouffants aux miasmes permanents me pèsent sur le moral, au point de me pousser à fuir la ville pendant ces périodes.

J’avais mes amants et mes soupirants, qui n’étaient pas nécessairement les mêmes. On présumait généralement que j’allais me remarier : je n’avais que trente ans, sans enfant, riche, réputée pour ma beauté et issue d’une grande famille jouissant de liens proches avec la dynastie impériale byzantine. Mais bien que ma période de deuil fût révolue, je n’étais pas pressée de me trouver un nouveau mari. J’étais trop jeune lorsque je m’étais mariée à Heraclios et je manquais d’expérience. L’accident qui m’avait séparée si prématurément de mon seigneur m’avait donné l’occasion de rattraper mon innocence passée et c’est ce que j’avais fait. Comme Pénélope, je m’étais entourée de prétendants qui auraient volontiers épousé une femme des Phokas, même veuve. Mais tandis que ces grands seigneurs, dont la plupart avaient dix ans de plus que moi, tournaient autour de moi en me couvrant de cadeaux et en me murmurant leurs promesses, je m’amusais avec une succession de messieurs moins respectables mais plus vigoureux – des gondoliers, des valets, des musiciens, un ou deux soldats – pour parfaire mes connaissances des choses de la vie.

Il était inévitable, je suppose, que je finisse par rencontrer le proconsul romain un jour ou l’autre. Venetia est une petite ville ; et il lui fallait gagner les grâces de l’aristocratie locale. De notre côté, nous étions obligés de nous montrer civils envers lui : chez les Romains tous les bénéfices suivent la voix hiérarchique vers le haut, et il était après tout l’envoyé de l’empereur à Venetia. Lorsque des terres, des rangs militaires, des offices municipaux lucratifs seraient distribués, Quintus Pompeius Falco se chargerait de la tâche et, s’il le désirait, il pourrait parfaitement ignorer les anciens puissants de la ville pour en promouvoir de nouveaux. Il appartenait donc à ceux qui avaient jadis été des hommes de pouvoir de le courtiser s’ils voulaient garder leurs hautes fonctions. Falco avait ses prétendant comme j’avais les miens. Les jours de fête, on le voyait au temple de Zeus entouré de notables vénitiens qui le flattaient servilement comme s’ils avaient devant eux Zeus en personne. Il avait la place d’honneur à bien des banquets ; on l’invitait à des parties de chasse sur les propriétés des grands nobles ; souvent, lorsque les barges des membres de la haute société défilaient le long de nos canaux, on apercevait Pompeius Falco parmi eux sur le pont, riant, une coupe de vin à la main et acceptant les flatteries de ses hôtes.

Comme je l’ai dit, il était inévitable que je finisse par le rencontrer. De temps en temps, je le voyais en train de me regarder de loin au cours de quelque grande réception ; mais je ne lui avais jamais donné la satisfaction de répondre à son regard. Puis vint le soir où il me fut impossible d’éviter un contact direct avec lui.

C’était au cours d’un banquet dans la villa du plus jeune frère de mon père, Demetrios. Mon père n’étant plus de ce monde, Demetrios était à la tête de la famille et une invitation de sa part avait valeur d’ordre. J’ignorais toutefois que Demetrios, malgré les sacs d’or et les nombreuses propriétés dans l’arrière-pays qu’il possédait, visait une carrière politique dans la nouvelle administration romaine. Il souhaitait devenir Maître de la Cavalerie, ce qui n’avait rien d’un poste militaire – à quoi pouvait bien servir une cavalerie dans l’environnement lacustre de Venetia ? C’était en fait une sinécure lui permettant de prétendre à la perception d’une partie des bénéfices des impôts de la ville. Il souhaitait donc se lier d’amitié avec Pompeius Falco et l’avait ainsi invité au banquet. À mon grand effarement, il m’avait placée à table à la droite du proconsul. Mon oncle avait-il donc l’intention de jouer les proxénètes pour gagner quelques ducats supplémentaires par an ? Cela semblait être le cas. J’étais folle de rage. Mais je ne pouvais faire autrement que de jouer le rôle qui m’était imposé. Je ne souhaitais pas provoquer un scandale dans la demeure de mon oncle.

Falco s’approcha de moi : « Il semble que nous allons être compagnons ce soir. Puis-je vous accompagner à votre place, Dame Eudoxia ? »

Il parlait grec, et un grec tout à fait correct, bien qu’il y eût dans sa façon de parler un fort relent barbare. Je le pris par le bras. Il était plus grand que je ne l’imaginais et très large d’épaules. Le regard alerte et pénétrant, il avait aussi un sourire vif et énergique. De loin il m’avait semblé plus jeune, mais maintenant je me rendais compte qu’il était plus âgé que je ne le pensais et devait avoir dans les trente-cinq ans, peut-être plus. Je détestais sa décontraction, son assurance, sa suffisance et sa maîtrise de notre langue. Je détestais même son épaisse barbe noire : la barbe n’était plus à la mode dans le monde grec depuis plusieurs générations. La sienne était courte et dense, comme celle d’un soldat, ce qui lui donnait l’air d’un de ces empereurs que l’on voyait sur les vieilles pièces de monnaie. Ce n’était certainement pas un hasard.

On apporta des plats de poissons et un vin frais pour les accompagner. « J’adore votre vin vénitien, dit-il. Il est tellement plus délicat que les piquettes râpeuses du Sud. Puis-je vous servir, madame ? »

Il y avait des serviteurs pour servir le vin. Mais le proconsul de Venetia s’en chargea, et tout le monde le remarqua.

Je jouais mon rôle de nièce obéissante. Je me livrais avec lui à une conversation polie, comme si Pompeius Falco était un invité comme les autres et non l’envoyé de notre conquérant, prétendant avoir totalement accepté la chute de Byzance et la présence de fonctionnaires romains parmi nous. D’où venait-il ? Tarraco. C’était une ville lointaine à l’ouest, expliqua-t-il, en Espagne. L’empereur Falvius Romulus était lui aussi de Tarraco. Vraiment, et avait-il un lien de parenté avec l’empereur ? Non, dit Falco. Aucun. Mais il était un ami proche du plus jeune fils de l’empereur, Marcus Quintilius. Ils avaient combattu ensemble au cours de la campagne cappadocienne.