« Et êtes-vous content d’avoir été nommé à Venetia ? demandai-je lorsque l’on resservit le vin.
— Oh oui, énormément. Quelle magnifique petite ville ! Tellement unique : tous ces canaux, tous ces ponts. Et comme les gens sont civilisés par ici, après le bruit et l’agitation de Rome.
— Nous sommes en effet civilisés », dis-je.
Je bouillonnais intérieurement, car je savais ce qu’il sous-entendait en réalité. Ah, le charme désuet de Venetia, quelle pittoresque petite ville. Et comme il était astucieux d’avoir construit cette ravissante ville sur la mer, en remplaçant les rues par ces canaux, nous obligeant ainsi à circuler en gondole plutôt qu’en litière. Comme il est reposant pour moi d’avoir l’occasion de séjourner quelque temps dans ce petit coin provincial tranquille, à déguster un bon vin en charmante compagnie pendant que les petits seigneurs s’agitent autour de moi en espérant désespérément gagner mes faveurs, au lieu d’avoir à me frayer un chemin dans la jungle hostile qui gravite autour de la cour impériale de Rome. Plus il vantait les beautés de notre ville, plus je le détestais. C’est une chose d’être vaincu, c’en est une autre d’être traité avec une telle condescendance.
Je voyais bien qu’il cherchait à me séduire. Nul besoin de posséder la sagesse d’Athéna pour s’en rendre compte. Mais j’avais décidé de le séduire la première, essayant ainsi de prendre l’ascendant sur ce Romain, de l’humilier en le battant à son propre jeu. Certes, ce Falco était un animal plutôt séduisant. Il devait y avoir moyen de tirer de lui quelque plaisir, sur un plan purement bestial. Ce qui s’ajouterait au plaisir de conquérir le conquérant, le chasseur devenant proie à son tour. J’étais impatiente. Je n’étais plus cette jeune fille innocente de dix-sept printemps donnée en mariage au rayonnant Heraclios Cantacuzenos. J’avais désormais mes propres ruses. J’étais une femme, plus une enfant.
J’orientai la conversation sur les arts, la littérature, la philosophie, l’histoire. Je voulais démasquer en lui le Barbare qu’il était ; mais il s’avéra étonnamment cultivé, et lorsque je lui demandai s’il avait été récemment au théâtre où l’on jouait la Nausicaa de Sophocle, il me répondit que oui, mais que la pièce de Sophocle qu’il préférait était Philoctète, car elle illustrait parfaitement le dilemme entre l’honneur et le patriotisme. « Et pourtant, Dame Eudoxia, je vois bien que vous préférez Nausicaa, car cette douce princesse doit vous être proche. » Encore des flatteries qui renforçaient mon aversion pour lui ; mais je dois reconnaître que j’avais pleuré au théâtre lorsque Nausicaa et Odysseus se quittaient après s’être aimés, et il n’est pas impossible que j’aie vu en moi une part d’elle, ou une part de moi en elle.
En fin de soirée, il me proposa de déjeuner dans son palais deux jours plus tard. Je m’y attendais et prétextai un empêchement. Il proposa alors de dîner en début de semaine. Je trouvai alors une autre excuse. Il sourit. Il venait de comprendre la nature du petit jeu auquel il venait d’être convié.
« Une autre fois peut-être », dit-il, avant de quitter gracieusement ma compagnie pour retrouver celle de mon oncle.
J’avais l’intention de le revoir, bien sûr, mais où et quand je le jugerais bon. L’occasion se présenta rapidement. Lorsque des troupes de musiciens viennent à Venetia, ils sont toujours les bienvenus dans ma demeure. Un concert devait donc s’y tenir ; j’avais invité le proconsul. Il vint accompagné d’une suite de Romains empotés. Je lui avais naturellement donné la place d’honneur. Falco s’éternisa après la représentation pour louer la qualité des flûtes et l’intensité émotionnelle du chanteur, mais il ne me parla plus d’invitation à dîner. Parfait : il avait abdiqué en ma faveur. À partir de maintenant, je pouvais mener la chasse à ma guise. Je ne lui proposai aucune autre invitation, mais lui accordai avant son départ une visite des salles des étages inférieurs de mon palais, où il eut tout loisir d’admirer les peintures, les sculptures, le cabinet d’antiquités, toutes les choses de valeur dont j’avais hérité de mon père et de mon grand-père.
Le lendemain, un soldat romain m’apporta un cadeau de la part du proconsul : une petite statuette en pierre noire polie représentant un corps de femme avec une tête de chat. Le billet de Falco l’accompagnant m’apprit qu’il l’avait rapportée d’Egypte où il se trouvait en poste quelques années plus tôt : elle représentait un dieu égyptien ; il l’avait achetée dans un temple à Memphis et s’était dit qu’elle me plairait. Elle était effectivement très belle, si l’on peut dire, mais en même temps étrange et effrayante. Ce qui lui donnait un point commun avec Quintus Pompeius Falco, me surpris-je à penser. J’ai placé la statuette sur une étagère dans mon cabinet – il n’y avait rien de semblable à cet endroit, je n’avais d’ailleurs jamais rien eu de similaire – et je me suis mis en tête de demander à Falco de me parler de l’Egypte à notre prochaine rencontre, de ses pyramides, de ses dieux étranges et de ses paysages de sable chaud à l’infini.
Je lui ai envoyé un mot de remerciement. Puis, j’ai attendu une semaine avant de l’inviter à venir passer un court séjour dans ma résidence de la région istrienne la semaine suivante.
Malheureusement, répondit-il, cette semaine-là, le cousin de César devait passer par Venetia et il devait s’occuper de lui. Pouvait-il me rendre visite une autre fois ?
Son refus me prit de court. Il était bien meilleur à ce petit jeu que je ne l’imaginais ; j’en versai des larmes de colère. J’avais toutefois suffisamment de bon sens pour ne pas répondre immédiatement. Trois jours plus tard, je lui envoyai un autre mot l’informant que j’étais au grand regret de ne pouvoir lui proposer une autre date dans l’immédiat, mais que je serais peut-être libre un peu plus tard dans la saison. La manœuvre était risquée : elle mettait en tout cas les plans de mon oncle en péril. Mais Falco ne sembla pas s’en offusquer. Lorsque nos gondoles se croisèrent sur le canal deux jours plus tard, il me salua d’une révérence en me souriant.
J’attendis ce qui me semblait être le moment opportun pour réitérer mon invitation ; cette fois-ci il accepta. Il se présenta accompagné d’une escorte d’une dizaine d’hommes : pensait-il que j’allais tenter de l’assassiner ? Mais il est vrai que l’Empire se sent obligé d’affirmer son autorité à la moindre occasion. J’avais été prévenue qu’il serait accompagné et je m’y étais préparée, ses soldats étaient logés dans des bâtiments éloignés et j’avais fait monter des filles du village pour venir les distraire. Quant à Falco, je l’avais installé Hans la chambre d’amis de ma propre résidence.
Il m’avait apporté un autre cadeau : un collier de perles taillées dans une étrange pierre verte, sculptées en de curieux motifs, et une pierre rouge sang en pendentif.
« Il est magnifique, dis-je, bien que le trouvant un peu effrayant et grossier.
— Il vient du Mexique, m’informa-t-il. C’est un grand royaume de Nova Roma, au-delà du Grand Océan. On y vénère de mystérieux dieux. Leurs cérémonies se tiennent du haut d’immenses pyramides où les prêtres arrachent les cœurs des victimes sacrifiées, jusqu’à ce que des rivières de sang coulent dans les rues de la ville.
— Et vous avez été là-bas ?
— Oh, oui, oui. Il y a six ans. Au Mexique et dans un autre pays appelé le Pérou. J’étais alors au service de l’ambassadeur de César pour les royaumes de Nova Roma. »