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Il se rendit chez Torquatus.

« Le sénat devient fébrile, lui dit-il. Ces quatre exécutions…

— C’étaient des traîtres », dit Torquatus d’un ton sec. La sueur perlait le long de son visage rond dans l’atmosphère dense et humide qui régnait dans la pièce mais, pour une raison qui échappait à Apollinaris, l’homme portait une épaisse toge d’hiver. « Ils se sont vautrés dans les turpitudes de Demetrius pour s’engraisser de manière indécente.

— Sans aucun doute. Mais nous avons besoin du soutien du sénat si nous voulons mener notre tâche à bien.

— Vraiment ? Le sénat est un vestige du temps passé, un reliquat de l’ancienne République. Comme les consuls, avant que nous réformions la fonction. Les empereurs ont parfaitement rempli leur rôle pendant un bon millier d’années sans avoir à partager le pouvoir avec le sénat ou les consuls. Nous pouvons aussi nous passer du sénat. À qui as-tu parlé ? Lactantius Rufus ? Julius Papinio ? Je connais les noms des contestataires. J’ai bien l’intention de leur régler leur compte un à un, jusqu’à ce que…

— Je t’en prie, Torquatus. » Apollinaris se demanda s’il avait déjà prononcé ces mots une seule fois dans sa vie. « Essaye de faire preuve d’un peu de modération, mon ami. Ce que nous essayons d’accomplir est une tâche ardue. Nous ne pouvons nous passer du soutien du sénat.

— Bien sûr que si. La hache du bourreau attend tous ceux qui se dresseront sur notre chemin et ils le savent bien. Que disait Caligula déjà ? Ah si ce satané peuple de Rome n’avait qu’une seule tête… ou quelque chose dans le genre. C’est ce que j’éprouve quand je pense au sénat.

— Je ne pense pas que la philosophie de Caligula soit un exemple à suivre en ce moment. J’insiste, Torquatus, tâchons de nous montrer plus modérés dorénavant. Sinon, nous risquons de déclencher un incendie dans Rome qui risque de s’avérer très difficile à éteindre, un incendie qui pourrait bien nous consumer toi et moi avant que tout cela ne se termine.

— Je ne suis pas convaincu que la modération soit appropriée au stade où nous en sommes, dit Torquatus. Et si tu crains pour ta vie, mon ami, tu peux toujours démissionner de ton poste de consul. » Son regard s’était fait glacial, inflexible. « Je sais que tu as souvent parlé de retourner à ta vie privée, à tes études, ta résidence de la campagne. Il est peut-être temps de songer à le faire. »

Apollinaris afficha le sourire le plus affable possible. « Je ne pense pas le faire tout de suite. Malgré les objections dont je viens de te faire part, je suis aussi convaincu que toi qu’il nous reste beaucoup à faire dans Rome, et j’ai bien l’intention d’être à tes côtés pour mener cette tâche à bien. Toi et moi, nous serons collègues jusqu’au bout, Marcus Larcius. Nous aurons peut-être des petits différends à l’occasion, mais ils ne se dresseront jamais entre nous.

— Tu penses vraiment ce que tu dis, Apollinaris ?

— Bien sûr. »

Un signe d’intense soulagement apparut sur le visage épais et marqué de Torquatus. « Je t’embrasse, cher collègue !

— Moi aussi », dit Apollinaris, en tendant la main à son vis-à-vis corpulent, mais sans aller plus loin dans l’effusion proposée, purement métaphorique.

Il s’empressa de retourner à son quartier général un étage plus bas et fit appeler Tiberius Charax.

« Prends dix hommes armés avec toi… non une douzaine, dit-il à son aide de camp. Et rends-toi immédiatement au bureau de Marcus Larcius à l’étage. Si tu devais rencontrer ses gardes du corps, dis-leur que vous êtes là sur mes ordres, que j’ai des inquiétudes quant à la sécurité du consul Torquatus et que je t’ai demandé de mettre ces hommes à sa disposition. Je doute qu’ils essayent de vous arrêter. S’ils devaient le faire, tuez-les. Ensuite, embarque Torquatus en lui disant qu’il est aux arrêts pour haute trahison, fais-le sortir discrètement du bâtiment aussi vite que possible et jette-le dans les donjons du Capitole sous haute surveillance, avec interdiction de recevoir ou de communiquer avec qui que ce soit. »

Apollinaris constata que Charax n’affichait pas la moindre marque de surprise, ce qui était tout à son honneur.

Le problème était désormais de choisir un nouveau consul qui pût l’aider à continuer le travail de reconstruction et de réforme sans apporter d’objections sérieuses à ses projets. Apollinaris tenait absolument à ne pas gouverner seul. Il n’avait pas le tempérament d’un empereur et détestait l’idée d’essayer de se comporter comme un dictateur, tel un Sulla moderne. Même vingt siècles plus tard, les Romains ne portaient pas Sulla dans leur cœur. La présence d’un collègue coopératif était donc une priorité. Il n’y avait aucun doute dans l’esprit d’Apollinaris que la tâche que Torquatus et lui avaient commencée devait être menée à bien et qu’il restait à cette heure beaucoup à faire.

Il souhaitait tout de même que la chose se fasse sans autres exécutions. Il était évident que Torquatus, dans sa rigueur romaine traditionnelle, avait poussé l’épuration un peu trop loin. Le premier assainissement avait suffi à éliminer les personnages que Torquatus avait surnommés, à raison, les chenilles de l’Etat. Mais il avait ensuite choisi de purger le sénat et aujourd’hui, n’importe qui ayant le moindre pouvoir dans le royaume semblait vouloir dénoncer son voisin. Les prisons se remplissaient et le bras du bourreau commençait à fatiguer. Apollinaris avait l’intention de freiner le rythme des exécutions et, progressivement, d’y mettre un terme définitif.

Trois jours après l’arrestation de Torquatus, il était en train de se demander comment il allait mettre tout cela en place, lorsque Rufus Lactantius débarqua dans son bureau : « Eh bien, Apollinaris, j’espère que tu as l’esprit en paix et ton testament rédigé. Nous devons être assassinés après-demain, toi, moi, une cinquantaine de sénateurs, ainsi que Torquatus et l’empereur lui-même. En d’autres termes, tout le régime va être balayé d’un même geste. »

Apollinaris lança un regard consterné vers le vieux sénateur roublard. « Ce n’est pas le moment de plaisanter, Rufus.

— Tu me prends peut-être pour un comédien ? Dans ce cas, tu n’es pas au bout de tes surprises. Tiens, jette un œil sur ces documents. Le complot y est décrit dans le détail. C’est l’œuvre de Julius Papinio. »

Rufus posa une pile de documents sur son bureau. Apollinaris les parcourut rapidement : des listes de noms, des plans des bâtiments gouvernementaux, un résumé détaillé et chronologique des événements prévus. Apollinaris avait d’abord pensé que Rufus était venu lui apporter ces preuves dans l’intention de se débarrasser d’un ambitieux jeune rival, mais non, tout cela était bien trop détaillé pour ne pas être authentique.

Il se repassa en mémoire le peu qu’il connaissait de ce Papinio. Un rouquin, au visage rougeaud, issu d’une vieille lignée de sénateurs. Jeune, cupide, le regard fuyant, facilement susceptible. Apollinaris ne l’avait jamais vraiment porté dans son cœur.

Rufus poursuivit : « Papinio veut rétablir la République. Avec lui comme consul, cela s’entend. Je le soupçonne de se prendre pour la réincarnation de Junius Lucius Brutus. »

Apollinaris afficha un rictus. Il comprenait l’allusion : un personnage mythique d’un passé lointain, l’homme qui avait expulsé le dernier roi tyrannique ayant régné sur la Rome de la première époque. C’était ce Brutus qui aurait fondé la République et établi le système des consuls. Marcus Junius Brutus, l’assassin de Jules César, prétendait être un de ses descendants.

« Un nouveau Brutus parmi nous ? dit Apollinaris. Non, je ne le crois pas. Pas Papinio. » Il parcourut une nouvelle fois les documents. « Après-demain. Bien, cela nous laisse un peu de temps. »