— Si, si capisco », lui dis-je. Je parle bien entendu le romain. J’ai passé trois semaines à préparer ce voyage et je n’ai eu aucun mal à l’apprendre. Après tout, ce n’est jamais qu’une version bâtarde et simplifiée du latin. Et n’importe qui dans le monde civilisé connaît le latin. « Andiamo, si. »
Il me sourit. « Allora, andiamo ! »
Autour de nous tout n’est que chaos – des passagers fraîchement débarqués essayent de trouver leur navette vers l’hôtel, des familles s’efforcent de ne pas être séparées par les mouvements de foule, des colporteurs essayent de vendre des montres bon marché et des cartes postales aux couleurs criardes, des chiens galeux aboient, des enfants en guenilles au regard sournois se faufilent entre nous à la recherche de quelques poches à faire. Le brouhaha est impressionnant. Nous sommes un îlot de tranquillité au milieu de toute cette agitation, mon chauffeur et moi. Il me guide jusqu’à sa voiture : banquette somptueuse, bordures en cuir, appliques en cuivre, mais aussi une odeur d’ail tenace. Deux nobles chevaux auburn attendent patiemment. Un porteur arrive en courant avec mes bagages et je l’entends les installer sur le toit. Puis nous nous mettons en route, remontant le quai, légèrement ballottés jusqu’à la ville trépidante, en passant devant les palais en marbre du bord de mer des officiers des douanes et les myriades d’autres agences du gouvernement impérial, devant des temples de Minerve, de Neptune, d’Apollon et de Jupiter Optimus Maximus, en remontant les boulevards qui serpentent jusqu’au quartier des hôtels à la mode sur les collines à mi-chemin des montagnes et de la mer. Je suis à l’hôtel Tiberius, sur la Via Roma, un boulevard qui est, m’a-t-on dit, la grande promenade de la ville haute, un endroit qu’il faut voir et où il est bon d’être vu.
Nous traversons des rues qui doivent être vieilles de deux mille ans. Je m’amuse en imaginant qu’Augustus César a dû remonter ces mêmes rues il y bien longtemps, voire Néron ou Claudius, l’ancien conquérant de ma terre natale. Une fois le port derrière nous, les immeubles se font hauts et étroits, ce sont de tristes bâtiments tout en longueur de six ou sept étages, construits côte à côte sans la moindre séparation. Leurs volets sont clos dans la chaleur de la mi-journée, impénétrables, mystérieux. Ici et là, ce sont des immeubles plus larges, plus ramassés, entourés de jardins : d’immenses structures écrasées, grises et massives, dans le style baroque surchargé d’il y a deux mille ans. Des demeures grandioses, appartenant sans aucun doute à la classe marchande, les puissants de l’import-export qui apportent une véritable prospérité à la ville de Neapolis. Si ma famille vivait ici, je suppose que nous habiterions dans l’une d’entre elles.
Mais nous sommes des Britanniques et notre belle demeure aérée se trouve au milieu d’une vaste pelouse verte dans le comté des Cornouailles et ici, je ne suis qu’un touriste, fraîchement débarqué de ma province insignifiante pour ce qui doit être ma première visite de la grande Italie, maintenant que la seconde guerre de réunification est enfin terminée et qu’il est de nouveau possible de voyager dans les contrées les plus lointaines de l’Empire.
J’observe ce qui m’entoure, complètement fasciné, les yeux grands ouverts au point d’en avoir mal. Les pots en terre cuite de magnifiques fleurs rouges et orange, les enseignes aux couleurs criardes surplombant les boutiques, les marchés et leurs amoncellements rouges et verts de fruits et légumes les plus exotiques. Le long de certains bâtiments flottent des bannières floues, en réalité des lithographies du visage austère de l’ancien empereur Laureolus ou de son petit-fils, son récent successeur, le jeune Maxentius Augustus, avec des inscriptions patriotiques en haut et en bas. Nous sommes en territoire loyaliste : les habitants de Neapolis sont, dit-on, encore plus attachés à l’Empire que ceux d’Urbs Roma.
Nous atteignons la Via Roma. C’est effectivement un grand boulevard, encore plus impressionnant, je dirais, qu’à Londin ou Parisi : une grande artère bordée de buissons et d’arbres au feuillage étrangement brillant comme Ton en trouve sous ce climat doux et, de chaque côté de la rue, les façades étincelantes de marbre rose et blanc des grands hôtels, les belles boutiques, les appartement de la classe aisée. Il y a des cafés sur tous les trottoirs, grouillant de vie. Des vagues de conversations joyeuses et de rires bruyants me parviennent quand je les dépasse, ainsi que les tintements des verres. Les devantures des hôtels alignées inlassablement les unes après les autres sont de véritable témoins de l’histoire de l’Empire, c’est un cortège de noms impériaux prestigieux : l’Hadrianus, le Marcus Aurelius, l’Augustus, le Maximilianus, le Lucius Agrippa. Et enfin, le Tiberius, pas le plus imposant, ni le moins d’ailleurs, un immeuble à façade blanche dans le style Renouveau classique, bien situé dans un quartier lumineux de boutiques élégantes et de restaurants.
Le réceptionniste parle un britannique sans accent. « Puis-je avoir votre passeport, s’il vous plaît ? »
Il y jette un œil hautain. Il scrute mes boucles blondes et mes longues moustaches, les compare avec la coupe bien taillée de la photo de mon passeport, décide que je suis bien celui que je prétends être, Cymbelin Vetruvius Scapulanus de la Maison de Londin et de Caratacus en Cornouailles, puis il siffle un facchino pour lui demander de porter mes bagages dans ma chambre. La suite est splendide, deux chambres au plafond haut dans un angle de l’immeuble, avec d’un côté, la vue sur le port et de l’autre, celle du volcan. Le garçon me montre comment fonctionne la baignoire, m’indique la lampe de lecture et le cabinet d’alcools puis arrange le dessus-de-lit avec un certain zèle. Je lui laisse un solidus en or comme pourboire – il ne sera pas dit qu’un Scapulanus de la Maison de Caratacus ne sait pas se montrer généreux – mais il l’empoche négligemment comme si je lui avais donné une pièce de cuivre.
Après son départ, je reste un long moment devant la fenêtre avant de déballer mes affaires, me régalant de la vue sur la ville et sa baie chatoyante. Je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifique : les grandes artères, les temples, les amphithéâtres, les magnifiques tours rayonnantes, les marchés grouillant de monde. Et ce n’est que Neapolis, la deuxième ville d’Italie ! À côté d’elle, notre bien-aimée ville de Londin n’est qu’un marigot provincial. En voyant Neapolis, je me demande à quoi peut bien ressembler Rome la Grande ?
Je ressens une étrange sensation déstabilisante, une sorte d’humilité. Je suis le fils d’un homme riche, je peux me targuer légitimement d’avoir des ancêtres remontant aux grands rois de la vieille Britannie, j’ai bénéficié des avantages de la meilleure éducation, comportant des diplômes de l’université de Cantabrigian en histoire et en architecture. Mais à quoi tout cela me sert-il ici ? Je suis en Italie, au cœur de l’Empire éternel, et je ne suis qu’un Celte viril et arrogant issu d’une contrée à la lisière du monde civilisé. Ces gens doivent penser que, dans mon pays, je porte des kilts en cuir et que je me passe de la graisse de porc dans les cheveux. Je réalise que je risque d’être rapidement dépassé dans ce pays. Tout cela sera une nouvelle expérience pour moi ; mais n’était-ce pas le but de mon voyage à Roma Mater que de m’enrichir de nouvelles expériences ?