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La soirée a déjà commencé, sur un patio qui se prolonge en une terrasse d’où l’on aperçoit le centre-ville en contrebas. Il y a là entre quinze à vingt personnes, des hommes séduisants, des femmes superbes, tous discutent gaiement comme les gens dans les cafés un peu plus tôt.

« Ma fille, Adriana, dit Frontinus. Et son amie Lucilla, qui est venue de Rome lui rendre visite. »

Elles sont extraordinairement belles. Je me retrouve entre elles et tombe aussitôt sous le charme. Je me souviens qu’une fois, en Gaule, dans une magnifique villa près de Nemausus, mon hôte m’avait fait entrer dans un labyrinthe de miroirs qu’il avait fait construire par amusement ; je m’étais retrouvé aussitôt à tituber comme pris de vertige, me perdant dans le dédale d’images dupliquées à l’infini et ce n’est pas sans un certain effort que j’avais réussi à m’extirper de là, légèrement étourdi et le cœur palpitant.

C’est un peu ce que je ressens en ce moment, coincé entre ces deux filles. Leur beauté m’éblouit, leur parfum m’intoxique.

Frontinus s’est éclipsé en me laissant incapable de différencier sa fille de l’amie de passage. Je les regarde tour à tour, hésitant.

Celle sur ma gauche est tout en formes, robuste, avec des traits secs, une peau pâle et de flamboyants cheveux roux plaqués par deux chignons sur les côtés dans un style qui pourrait avoir été inspiré d’une fresque antique. L’autre, plus grande, est plus mate de peau, plus menue aussi, presque fragile, elle porte autour du cou un collier de lourdes perles bleues et une touche de fard sombre sous les yeux. Son apparente fragilité est compensée par une certaine douceur de peau, il y a en elle quelque chose d’égyptien. Après avoir comparé son buste imposant à celui de son père, je me dis que la rousse doit être la fille de Frontinus. Mais je me trompe, il s’agit en fait de l’amie de Rome, car la plus grande, celle à la peau mate, me dit en romain et non en latin, et dans une voix plus douce que le miel : « Vous nous honorez de votre présence, cher et distingué ami. Mon père m’a dit que vous étiez de sang royal. »

Je me demande un instant si elle n’est pas en train de se moquer de moi. Mais je vois bien de quelle façon elle me toise, m’observant de la tête aux pieds comme si j’étais une statue dans la galerie des rois. Tout comme son amie d’ailleurs.

« Disons que je porte un nom royal, dis-je. Cymbelin – il apparaît peut-être dans vos livres d’histoire sous le nom de Cunobelinus. Son fils, le roi guerrier Caratacus, fut capturé puis gracié par le premier empereur Claudius. Mon père s’est donné beaucoup de mal pour que l’on remonte notre arbre généalogique jusqu’à lui. »

Je leur adresse un sourire désarmant et constate qu’elles comprennent parfaitement le message. Je viens de dévoiler les prétentions absurdes d’un riche marchand provincial, rien de plus.

« Cela remonte à quand exactement ? demande la rousse, Lucilla.

— L’étude généalogique ?

— La capture de votre fameux ancêtre, et son pardon.

— C’est à dire… » J’hésite. Ne viens-je pas de leur dire que c’était à l’époque de Claudius Ier ? Mais elle se contente de ciller comme si elle n’avait aucune connaissance historique. « Il y a environ dix-huit siècles, dis-je. Lorsque l’Empire était récent. Claudius Ier était le quatrième César. Le cinquième si l’on compte Jules César. Ce qui, me semble-t-il, est la moindre des choses.

— Quelle précision, dit Adriana Frontinus, en s’esclaffant.

— Quand il s’agit d’histoire, oui. Mais pour tout le reste, je crains de l’être un peu moins.

— Vous avez l’intention de beaucoup voyager à l’intérieur de l’Italie ? demande Lucilla.

— J’aimerais voir les environs de Neapolis, bien sûr. Pompéi et d’autres ruines et peut-être passer quelques jours sur l’île de Caprae. Ensuite Rome et peut-être pousserai-je plus au nord.

— Etrutia, Venetia et pourquoi pas Mediolanum. En fait, je voudrais tout voir.

— Nous pourrions faire cela ensemble », dit Lucilla, tout naturellement, dans un mélange de spontanéité et d’audace. Son regard intelligent a perdu toute trace d’innocence, dévoilant maintenant une expression espiègle sans équivoque.

Certes, on m’avait prévenu que les femmes romaines étaient ainsi. Mais son approche directe me prend néanmoins de court et je ne trouve rien à répondre sur le moment ; puis d’autres convives viennent nous rejoindre. Marcellus Frontinus fait les présentations, me bombardant de noms, les uns après les autres, dans un tel débit qu’il m’est impossible d’associer les visages à ces noms.

« Enrico Giunio, le comte de Pausylipon et la comtesse Emilia. Mon fils, Druso Tiberio, et son ami Ezio, Quintillo Fabio Puteolano, Vitellio di Portofino et sa femme, Claudia, leur fille Crispina. Traiano Gordiano Tretullo, de Caprae… Marco Ulpio Africano… Sabina Metella Arboria… » Un imbroglio de noms. Ils semblent s’aligner à l’infini. Un seul me frappe et se détache aussitôt du lot : « Mon frère, Cassio », dit Frontinus. Un homme mince, au teint olive et aux yeux noirs comme la nuit : il s’agit du grand héros de la guerre, Cassius Lucius Frontinus ! Je m’apprête à le saluer mais Frontinus m’abreuve d’autres noms avant que je n’en aie le temps. Les gens semblent se matérialiser devant moi au fur et à mesure. Je me tourne vers Adriana et lui chuchote : « Votre père a-t-il invité toute la ville de Neapolis à cette soirée ?

— Seulement ceux qui sont intéressants, répond-elle. Ce n’est pas tous les jours que nous recevons la visite d’un roi britannique. » Elle s’esclaffe.

Une horde de serviteurs – ou d’esclaves ? – passent parmi nous, pour nous apporter de quoi boire et manger. Je reste prudent lors des premiers passages, en me rappelant que c’est ma première journée ici et que la fatigue du voyage pourrait entraîner quelques situations embarrassantes mais, pour éviter de me montrer impoli, je saisis un gobelet de vin et un petit pâté de viande, les portant à ma bouche occasionnellement sans y toucher.

Le gratin de la société de Neapolis m’entoure par grappes tourbillonnantes, m’inondant de questions auxquelles ils ne semblent attendre aucune réponse. Certains parlent romain, d’autres latin. Combien de temps ai-je l’intention de rester ? Vais-je passer tout mon séjour à Neapolis ? Qu’est-ce qui m’a poussé à venir visiter l’Italie ? Comment se porte l’économie britannique ? Est-ce que tout le monde parle le britannique en Britannie ou le latin est-il courant ? Y a-t-il de quoi attirer le visiteur italien ? Comment comparer la cuisine britannique à l’italienne ? Est-ce que je pense que le traité d’unification tiendra ? ai-je déjà visité Pompéi ? Et les temples grecs de Paestum ? Et ainsi de suite. C’est un véritable déluge. J’essaye de répondre autant que possible, mais les questions fusent plus vite que mes réponses et tout cela finit par m’exténuer. Heureusement que j’ai une solide constitution. Mais tout de même, au bout d’un certain temps, je finis par être tellement abruti par toutes ces questions que je commence à avoir du mal à comprendre leur romain idiomatique et son débit rapide, je m’en remets donc exclusivement au latin classique, en espérant que cela les encouragera à en faire autant. Certains le font, d’autres non.