Выбрать главу

— Martine, cesse de pleurer ! J’irai voir ta mère et si elle te laisse partir, je t’emmène avec nous. Tout cela ne se fait pas en un tournemain, Martine, ma chérie, mais ne pleure donc pas comme ça ! Il n’y a rien de fait, voyons ! Viens, on va déballer ensemble les surprises…

M’man Donzert était comme ça, pas tellement tendre, mais attentive et efficace : ces jupes apportées de Paris, elle savait bien qu’elles allaient distraire les petites, malgré l’émotion… M’man Donzert les laissa à tourner devant l’armoire à glace, à faire virevolter leurs larges jupes de coton, elle avait besoin de s’étendre un peu, se reposer après les fatigues de Paris, les émotions… Si Martine et Cécile voulaient aller à la baignade, il faisait si chaud ! Pas aujourd’hui… Et lorsque Henriette vint frapper à la porte avec derrière elle toute une bande de voyous, comme si elle n’avait pas eu assez du scandale de l’autre dimanche, elles l’éconduisirent sèchement, et, ensuite, cela fit diversion : elles purent parler de cette dévergondée d’Henriette et des malheurs qui l’attendaient… Elles jacassaient, potinaient, tournant devant l’armoire à glace, changeant de coiffure, de maquillage… ce n’était pas ce qui manquait dans la maison avec tous les échantillons que les représentants laissaient à Mme Donzert, qu’ils avaient à la bonne… Mais quoi, Henriette, c’était le passé… Devant elles, il y avait Paris ! Elles iront à Paris !..

À L’ÉCHANTILLON DU RÊVE

Parfumés, aérés, silencieux, capitonnés, antiseptiques, polis, aimables, souriants, fleuris, étaient les salons de l’Institut de beauté rose et bleu ciel… Flacons, écrins, colifichets, lingerie, transparences, étincellements. Les femmes, sorties des mains des masseuses, manucures, coiffeurs, comme repeintes à neuf, fraîches et euphoriques. Martine, manucure, se trouvait au cœur de son idéal de beauté, elle vivait à l’intérieur des pages satinées d’un magazine de luxe. L’Institut de beauté était la pierre précieuse tombée au centre de Paris et qui faisait des ronds de plus en plus larges, de plus en plus faibles, pour s’effacer dans les faubourgs où l’étincellement n’avait pas cours. Tout Paris rien que l’écrin de cet Institut de beauté, avec les splendeurs de la place de la Concorde, de la place Vendôme, de la rue de la Paix, mais déjà sur les Grands Boulevards cela se gâtait, et les Champs-Elysées n’étaient plus que de la camelote… Dans Paris comme dans la forêt, Martine remarquait la lèpre des maisons, la vermine de la prostitution, elle détestait la fatigue de la foule retour du travail dans le métro, la bousculade des Uni-Prix, dans la Seine elle devinait les noyés, ses flots peignés charriaient n’importe quelle charogne… Très vite elle avait appris à se retrouver à Paris comme dans la grande forêt, elle ne se serait pas perdue dans Paris, elle était devenue une Parisienne, y cherchant, y trouvant ce qu’elle cherchait : le neuf, le brillant, le bien poli, le tout à fait propre. Martine disait qu’elle aimait le moderne et l’impeccable. Impeccable, surtout, un mot qu’elle employait souvent.

Martine elle-même était impeccable. L’Institut de beauté habillait ses employées de bleu ciel, des blouses que l’on changeait tous les jours, et tout le personnel féminin portait des chaussures blanches sur de hautes semelles de liège et découvrant les orteils. Les cheveux de Martine se prêtaient à tous les essais de coiffure, et c’était elle-même qui soignait ses mains, ses longs ongles nacrés. L’Institut ayant des liens avec une maison de couture, Martine apprit à acheter en solde, elle avait la « taille mannequin » et sa jeunesse, sa beauté facilitaient les choses, tout le monde content de la rendre plus belle encore : tout lui allait, à cette Martine ! À la voir passer dans la rue, c’était la Parisienne elle-même. Dans ce Paris dont elle avait découpé à son gré une minuscule parcelle, il ne manquait à Martine qu’une seule chose : la présence de Daniel. Martine était modeste, elle vivait dans un reflet du luxe, et cela lui suffisait ; il lui aurait suffi de l’ombre d’une possibilité de voir Daniel, ne serait-ce que de loin, comme au village… Ici, à Paris, il n’y avait plus rien, aucun espoir, comme la mort. Elle ne pouvait même plus retourner au village, les choses s’étant très mal passées avec sa mère quand Martine vint lui dire qu’elle voulait partir avec M’man Donzert à Paris, pour toujours. La Marie s’en était allée crier des malédictions sous les fenêtres de M’man Donzert, et, Martine encore mineure, il lui aurait fallu se résigner à rester au village… La nuit après la terrible scène devant le salon de coiffure, Martine était rentrée à la cabane : sa mère dormait… elle l’avait secouée : « Je te préviens, dit-elle, je viendrai me pendre ici — et elle montrait le gros crochet de la lampe à pétrole — et je laisserai une lettre comme quoi c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité… Parce que jamais, tu m’entends, jamais, je ne reviendrai vivre dans cette merde… » Marie s’était mise à pleurer d’une petite voix fine, elle vagissait comme un nouveau-né… Martine attendait. « Va, dit enfin Marie, va, fille dénaturée, mais ne t’avise pas de te montrer dans les parages… » « Bien, dit Martine, mais ne t’avise jamais de me relancer… Je ne reviendrai que pour me pendre, là ! » Et elle avait encore une fois montré le crochet de la suspension. Dans ces conditions, revenir au pays…

Non, il fallait inventer quelque chose, agir… Il n’existait pour Martine d’autre homme dans ce vaste monde que Daniel Donelle. Elle vivait à Paris, mais Paris, le monde sans Daniel… Elle avait des moments de cafard aigu, de désespoir.

Comme ce soir où elle marchait sous les arcades sombres, froides et désertes, entre la rue Saint-Florentin et la rue Royale. Le temps y était pour quelque chose. Il pleuvait très fort. Martine se sentait sombre, froide et déserte comme ces arcades avec leurs barreaux de fer. Elle revenait du travail. Elle était fatiguée, elle avait froid, ses bas étaient éclaboussés et mouillés… M’man Donzert lui avait bien dit de mettre un deuxième chandail sous l’imperméable trop mince, elle aurait dû l’écouter. Martine attendait que la pluie se calmât un peu pour se jeter dans la bouche du métro, mais combien de temps pouvait-elle attendre, la pluie semblait avoir redoublé. Le pavé de bois de la place de la Concorde luisait, noir et lourd comme l’eau d’un étang, les réverbères s’y enfonçaient, la tête à l’envers, et y traînaient leurs voiles de clarté, sur lesquels les voitures tournaient comme une vis sans fin. La Chambre des Députés, sur l’autre rive de la place, de la Seine, demeurait invisible.

Sous les arcades, des ombres… Martine alla se mettre plus près des journaux affichés contre les barres de fer, détrempés, et du marchand sur son pliant, qui essayait de se retirer de la pluie, se recroquevillant, les genoux remontés… Les passants, sous des parapluies dégoulinants, jetaient leur pièce, prenaient un journal et sautaient dans la bouche du métro. Les autobus étaient tellement pleins qu’ils semblaient avoir du mal à avancer avec ce poids dans les entrailles. D’habitude Martine prenait l’autobus, mais ce soir-là ce n’était guère possible, elle aimait encore mieux descendre dans le métro, malgré les odeurs de laine mouillée, et la mauvaise vapeur des vêtements et des haleines dans la chaleur souterraine. Allons-y… Martine allait suivre les arcades pour sortir dans la pluie, quand un regard venant par-dessus les barres de fer l’arrêta comme un éboulement : droit en face d’elle, tête nue, visage ruisselant, Daniel Donelle, un journal à la main, la regardait.