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— Mange… dit sa mère.

Martine prit la cuillère et regarda la soupe dans l’assiette ébréchée et fêlée, les fleurs roses disparaissant au fond, sous le liquide, la couche épaisse de graisse, un morceau de bœuf, un os… Martine regardait la soupe et voyait aussi la table, les croûtons trempant dans le vin rouge renversé, les épluchures…

— Mange, dit sa sœur aînée à voix basse, tu vois bien que la mère est furibarde…

Martine enfonça la cuillère dans la graisse, la porta à sa bouche et s’écroula, la tête en avant, dans la soupe.

Il y eut un remue-ménage, comme pour le rat.

— Alors ! criait la mère, bon Dieu de bon Dieu, vous ne voyez pas qu’elle est malade ? Prenez-la sous les aisselles, je la prends sous les genoux… Allez ! Robert ! tu ne vois pas que ses pieds traînent ? Ah, misère !..

On déposa Martine sur le grand lit défait.

— Ouste ! cria Marie à tue-tête, et les gosses disparurent derrière la cloison, se bousculant dans la porte pour aller plus vite.

— Qu’est-ce que tu as, mais qu’est-ce que tu as, ma petiote ? répétait Marie penchée au-dessus de Martine. Martine ouvrit les yeux… elle se vit dans ces draps… elle vit le visage de sa mère, qui ne bougeait pas, son sourire une fois pour toutes… Elle serra les bras contre son corps, serra les genoux, serra les talons, les poings :

— Je veux m’en aller… dit-elle.

Au dessus d’elle, le visage de Marie dans le halo de ses cheveux crépus ne changea pas d’expression.

— Je suis ta mère, dit-elle. Déjà la grande était absente pendant un an avec sa méningite tuberculeuse, j’ai pas pu les empêcher de l’emmener, vu qu’ils prétendaient que c’est elle qui a contaminé toute la classe. Mais toi… Tu n’iras pas au préventorium, tu n’as rien de malade, nulle part. Alors ?

— La maman de Cécile me prendrait… J’apprendrais pour être coiffeuse…

Marie se mit à rire, sans que l’expression de son visage, de toute façon souriante, ne changeât, ni contredît son rire :

— Tu commenceras par te faire une permanente à toi-même ? T’es malheureuse avec tes tiffes plats… Et les décolorer peut-être pendant que tu y es, pour ne pas dépareiller la famille… Sacrée Martine ! Ça va-t-il mieux ?

— Non, fit Martine. Je veux partir.

— Merde ! cria Marie. Et puis tu vas rendre à Dédé ses billes. Tu les lui as encore fauchées !

Une pie, voilà ce que tu es, une pie noire et voleuse, il te faut tout ce qui brille, je t’ai vue, de mes yeux vue, enterrer mon petit flacon d’eau de Cologne ! Et le ruban de Francine, c’est toi qui le lui as barboté, c’est sûr !.. Une pie ! Une pie !

— Une pie ! glapirent les gosses, apparaissant dans la porte, une pie noire ! une pie voleuse !

Ils s’étaient peu à peu réintroduits dans la pièce, sautillant, criant. Tant d’événements les avaient déchaînés, ils étaient en transes, gesticulaient, faisaient des grimaces, tiraient la langue, lançaient bras et jambes à droite et à gauche. L’air, brassé, faisait se balancer la suspension, et les ombres trop grandes pour la pièce la remplissaient, dansant sur les murs et le plafond.

— Assez ! Marie distribua des claques, et les enfants disparurent à nouveau derrière la cloison.

Martine se glissa hors du lit et alla s’asseoir près de la cuisinière.

— Allez, fit Marie, assez de bêtises. Tu te feras coiffeuse ou ce que tu voudras, après l’école. La maîtresse dit que c’est à ne rien comprendre tant tu étudies bien. Dire que moi, ta mère, j’ai jamais pu apprendre ni à lire ni à écrire. Je ne suis pourtant pas plus bête qu’une autre. Et ta sœur aînée, c’est moi tout craché : à quinze ans, ni lire ni écrire ! Tu ne veux pas un peu de soupe chaude, dis, Martine ? Et viens me faire une bise. C’est le sang qui te travaille, ma fille, t’as déjà des petits seins mignons, et une jolie taille, et des petites fesses à croquer, coquine !.. À quatorze ans !

Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs, ses joues blêmes, ses épaules. Martine se laissait faire, un corps sans vie, les narines pincées, les yeux clos. Un corps de fillette-femme, long et lisse. Sa robe de laine foncée, étroite et courte, semblait l’empêcher de bouger, de respirer. Marie la lâcha :

— Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place…

Martine se mit encore plus près de la cuisinière, à se brûler :

— Je suis malade, maman, j’ai froid, je vais me remuer, et je te réveillerai… Voici les billes à Dédé, elles m’ont fait bien plaisir.

Elle tira deux billes d’une poche profonde.

— Garde-les, grosse bête… je lui donnerai autre chose. — Marie fourra les billes dans la poche de Martine. — Tu vas tout de même pas passer la nuit près de la cuisinière, malade comme tu es, tu risquerais de tomber dessus…

— Je pourrais aller coucher chez Cécile…

Marie leva la main…

— Tu resteras à la maison ! D’ici que j’aille m’expliquer avec la coiffeuse… C’est déjà à cause d’elle et de sa Cécile qu’on m’a pris ma grande et qu’on l’a mise dans un préventorium ! Elle n’a pas besoin des allocations, la coiffeuse, ça se voit, cela lui est égal qu’on vous enlève vos enfants ! qu’on arrache une fille à sa mère…

Marie peu à peu s’était remise à crier. Martine se leva, adossa sa chaise au mur, en prit une autre, la mit en face pour étendre ses jambes. Marie criait. À côté, on n’entendait plus bouger les gosses : ils dormaient dans le noir, ou préféraient se taire, vu que cela semblait vouloir se gâcher entre la mère et Martine. Martine se demandait si Marie criait depuis très longtemps. Engourdie par la chaleur, elle ne l’écoutait pas, et déjà Marie se calmait, quand, soudain, Martine poussa un cri.

— Qu’est-ce que c’est encore qui te prend ?

Martine, levée d’un bond, ouvrait la porte : au-dehors c’était la nuit noire, la lumière rouge de la suspension trop faible pour enjamber le seuil juste capable d’éclairer la boue sur le pas de la porte. Martine sortit… À tâtons, elle retrouva le cabas qu’elle avait laissé choir devant le rat au bout du bras maternel : « Pourvu qu’elle ne soit pas cassée ! Oh ! maman… »

Elle posa le cabas sur la table, et Marie, curieuse, s’approcha :

— Qu’est-ce que c’est ?

Martine sortait du cabas un objet un peu plus grand que la main ; il était enveloppé dans du papier de soie, très blanc. Délicatement, elle enleva le papier et une petite Sainte-Vierge apparut, adossée à une sorte de grotte en forme de coquille ; devant elle, un enfant agenouillé. Des couleurs tendres, bleu-ciel, blanc, rose. Marie balaya de la main la table, pour que Martine puisse y poser la Sainte-Vierge :

— C’est la coiffeuse qui te l’a donnée ?

Martine fit oui de la tête, contemplant la statuette. À côté d’elle, Marie admirait.

— Elle me l’a ramenée de Lourdes… dit enfin Martine. Tu penses, si je l’avais cassée !.. Elle est peut-être miraculeuse…

— Il n’y a pas de miracles, ma fille, c’est moi qui te le dis… Je vais éteindre, installe-toi, je te la mets sur le haut du buffet, pour que les petits ne la cassent pas.

— Attends, il y a un mécanisme… Je vais te le faire jouer.