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Martine renversa la statuette et tourna la clef ; elles écoutèrent en silence un mince, mince Ave, plusieurs fois de suite, dans le ravissement.

— Assez, dit enfin Marie, ne l’use pas tout de suite comme ça…

Marie grimpa sur une chaise et installa la Sainte-Vierge sur le haut du buffet. Martine regagna ses chaises à elle, la mère son lit.

La baraque, plongée dans l’obscurité totale, respirait, ronflotait, traversée par le trottinement des rats… Martine ne dormait pas : en cette saison, les nuits sont longues, et comme on vivait selon le soleil, cela lui faisait trop d’heures dans le noir, elle ne pouvait dormir autant. Alors, elle pensait au fils Donelle, Daniel, fils de Donelle, Georges, l’horticulteur, qui avait des plantations de rosiers à une vingtaine de kilomètres du pays. Daniel Donelle faisait depuis toujours partie du monde familier de Martine, comme la forêt, l’église, comme le père Malloire et ses vaches dans les prés, les pommes et les poires en espalier dans le jardin du notaire, le Familistère, les pavés de la rue Centrale, la clairière verte de la forêt, qui était un marécage où l’on pouvait s’enliser. Daniel avait des cousins dans le pays, trois jeunes Donelle, fils de Donelle, Marcel, horticulteur lui aussi, comme Donelle, Georges, mais au petit pied. Tous les jeunes Donelle avaient un air de famille, bien que leurs parents ne se ressemblassent pas entre eux, pas plus que leurs enfants ne leur ressemblaient. La jeune génération, sous-alimentée pendant l’Occupation, était tout de même plus robuste : les jeunes Donelle étaient de taille moyenne, mais solidement charpentés, faits pour tenir longtemps, comme tout ce que bâtissent les gens de la campagne, comme les murs, les clôtures… Ils avaient la tête ronde, les cheveux coupés en brosse, ce qui en accusait encore la rondeur, et de bonnes bouilles rondes, toujours comme sur le point d’éclater de rire, de se contenir pour ne pas pouffer, les narines frémissantes et les yeux plissés. Pour Martine, Daniel, le fils du rosiériste, était le plus beau. Et c’était certainement le mieux bâti, le torse très développé et bien campé sur des pattes qui manquaient peut-être d’élégance, mais pour la solidité ne craignaient personne. Daniel faisait ses études à Paris où il habitait chez sa sœur, Dominique, mariée avec un fleuriste, boulevard Montparnasse. Son hâle tenace, paysan, avait pâli après la première année scolaire, parisienne, mais revint avec les grandes vacances. D’ailleurs la guerre et l’Occupation avaient rapidement changé le cours des choses. Vacances ou pas, on voyait Daniel sans cesse au pays, soudé à son vélo, centaure 1940-45, faisant ses soixante kilomètres de Paris d’un seul coup de pédale, et s’il allait encore voir son père, cela lui en faisait vingt de plus. Pour un lycéen, il avait bien des loisirs : hiver comme été, sur la route ! mais par ces temps troubles, le lycée était peut-être sens dessus dessous comme tout le reste. Il était naturel que la sœur de Daniel, Dominique, la fleuriste, se nourrisse, et Daniel lui-même, et le mari de Dominique et leur petit, alors Daniel venait chercher des victuailles. Mais, en 1944, lorsque les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route, ils trouvèrent sous le beurre et les œufs, dans le panier attaché au porte-bagages de son vélo, du matériel suspect : de l’encre d’imprimerie et des tampons vierges… Le maire du gros bourg, au-delà du village de Martine, là où il y avait la baignade, délaissée pendant l’Occupation parce que les Boches y venaient constamment avec des femmes sans vergogne, ce maire avait beau affirmer qu’il avait demandé à Daniel de lui rapporter ce matériel pour les besoins courants de la mairie, Daniel était à Fresnes et c’était moins une, lorsque vint la Libération… Daniel était condamné à mort avec ses dix-huit ans, sa force et son rire prêt à déborder. Il avait bien failli devenir un jeune martyr, mais ne fut qu’un jeune héros quotidien.

Or, ses cousins, trop jeunes pour collaborer, allaient quand même à cette baignade occupée par les Boches : ils aimaient se baigner. Et l’aîné aimait aussi les vainqueurs, il s’exprimait là-dessus à haute et intelligible voix. Cela ne lui porta pas bonheur, parce que, soudain, il se dessécha, sa poitrine se creusa, et il se ratatina, à vingt ans, comme un vieux, on n’a pas idée. Il perdit toute ressemblance avec ses frères et Daniel, et se rapprocha du père. Au village, on disait qu’il avait attrapé quelque chose dans l’eau de la baignade, les Boches y mettaient un produit pour désinfecter, mais avec eux est-ce qu’on pouvait savoir, et ce qui leur profite à eux n’est pas toujours bon pour les gens de chez nous… Bref, si les deux autres cousins se réjouissaient de la Libération, puisque tout le monde en était heureux, et que de toute façon ils avaient renoncé à « chercher à comprendre », l’aîné, lui, quitta le pays. Il n’alla d’ailleurs pas loin : chez le père de Daniel qui avait besoin de monde dans ses plantations de rosiers, impossible de trouver quelqu’un, il fallait attendre le retour des prisonniers.

Quant à Martine, guerre ou pas, Occupation ou pas, et d’aussi loin qu’elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l’attente de Daniel. C’était ainsi depuis toujours. Sans la pensée constante de Daniel, le corps de Martine se serait affaissé comme un ballon troué, dégonflé, ridé, sans couleur… Donc, cela devait être pour toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os, le choc était si fort qu’elle avait du mal à garder l’équilibre. Martine sur ses chaises, dans le noir, pensait à Daniel Donelle.

Le rougeoiement de la cuisinière faiblissait, il allait s’évanouir… Martine ne dormait toujours pas, et elle avait froid.

Elle s’était installée sur les chaises pour ne pas coucher avec sa mère, dans ses draps lavés deux fois l’an, et dont Martine haïssait l’odeur. Mais rester toute une longue nuit sur deux chaises, quand on ne dort pas, c’est dur et c’est long. Elle se serait bien couchée sur la table, mais il y avait les rats qui aimaient s’y promener à cause des restes, on les entendait courir… Ils frôlaient Martine au passage, sans lui monter dessus. Martine, les yeux ouverts dans le noir, pensait à Daniel Donelle. En haut, à droite, il y avait une lueur… D’où venait-elle ? Martine cherchait machinalement un trou dans la tôle du toit, entre les planches des murs… Et soudain, elle eut peur : d’où venait cette lueur ? Si cela ne venait pas du dehors, alors… Peut-être y avait-il une grosse bête, les yeux brillants, prête à sauter… Comment tiendrait-elle si haut ? Un oiseau, alors ? Martine étendit le bras et, tâtonnante, tremblante, sa main trouva, derrière le tuyau de la cuisinière, les allumettes… Les yeux rivés sur ce qui brillait là-haut, elle en craqua une, et elle devina, plus qu’elle ne vit, la statuette de la Sainte-Vierge. Le choc qu’elle en éprouva fut presque aussi fort que celui qu’elle ressentait en rencontrant Daniel Donelle.

— Qu’est-ce que tu fous ? cria Marie, s’asseyant sur son lit.

— M’man… elle est lumineuse ! Martine pointait le doigt vers la statuette.

— Seigneur Dieu… — Marie poussa un soupir et se recoucha. — Ils vont me la rendre folle, cette gamine… D’ici qu’elle entende des voix…

L’allumette brûlait les bouts des doigts… La nuit se réinstalla, complète. Martine, les yeux ouverts dans le noir, les nerfs à vif, fixait la tache lumineuse et pensait à Daniel Donelle. L’insomnie était tenace, la nuit interminable… Il pouvait être neuf heures, dix peut-être… La mère ne devait pas dormir, elle non plus, parce que, soudain, elle dit :

— Après tout, tu peux aller coucher chez Cécile. J’y pense : le père est capable de rappliquer cette nuit, soûl comme toujours… Et avec toi dans les pommes pour un oui, pour un non, vaut mieux que tu sois ailleurs…