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Martine grandissait sans apprendre le pourquoi des choses : elle ne comprenait pas pourquoi les draps sales, la morve, les rats, les excréments la faisaient de temps en temps vomir. Sa longue promenade dans les bois s’expliquait par le fait que depuis toujours Martine se sentait mal dans la cabane et avec la famille, et cela même du temps où on y était moins mal, où il y avait moins d’enfants, où Pierre Peigner rentrait encore tous les soirs, apportait des seaux d’eau, mettait des pièges à rats… Mais déjà de ce temps Martine savait dire : « Ça pue ! » et Marie et Pierre trouvaient cela si drôle qu’ils faisaient répéter à la petite « Ça pue ! ».

Aussi connaissait-elle les bois et les champs comme peuvent les connaître une taupe, un écureuil, un hérisson : une taupe ne doit pas s’intéresser aux cimes des arbres, ni un oiseau au sous-sol et Martine connaissait dans les bois principalement la mousse, les baies, les fleurs, puisqu’elle allait dans les bois pour y dormir de jour, ne pouvant dormir la nuit, dans la cabane ; qu’elle y allait pour manger ce qu’elle y trouvait de mangeable, puisque les soupes de sa mère, elle les rendait ; elle y allait pour ramasser muguet, jacinthes sauvages, jonquilles, fraises des bois, puisqu’elle était une de ces petites filles qui bordent les nationales, avec des bouquets ronds et de minuscules cageots. D’abord, elle gardait l’argent pour elle, mais Marie avait rapidement appris ses occupations, et, copieusement giflée, Martine comprit qu’il fallait rapporter l’argent à la mère. Par contre, Marie ne criait plus que pour la forme, lorsqu’elle la voyait se laver à l’eau glaciale du puits, frissonnante dans le soleil printanier sans chaleur, et s’enfuir aussitôt après : Martine rapportait de l’argent, il fallait la laisser faire à sa guise. Ce ne sont pas ses frères et sa sœur qui auraient été capables de trouver une source de revenus !

Martine ne leur ressemblait pas, et c’était peut-être pour cela qu’ils l’évitaient. Ils jouaient sans Martine, ne partageaient rien avec elle, et la traitaient si bien en étrangère qu’ils ne la taquinaient même pas, se contentant de lui reprendre les affaires qu’elle leur prenait. Martine ramassait tout ce qui brillait, tout ce qui avait de la couleur, ce qui était lisse et verni, billes, tessons de bouteilles, galets, boîtes de conserves bien lavées… En même temps, il lui arrivait de leur donner les jouets que la commune distribuait à la Noël, et que leur mère allait chercher à la mairie. Marie n’y menait pas les enfants : se donner la peine de les laver, les nettoyer et les voir quand même minables auprès de tous les autres, son orgueil ne le supportait pas. Elle distribuait ensuite les jouets à son idée, et lorsque Martine héritait, par exemple, d’un petit nécessaire de couture, elle le donnait aussitôt à Francine, son aînée, et ne demandait rien en échange. Francine savait coudre des boutons aux culottes des petits, elle savait moucher ses petits frères et leur donner des taloches, une vraie mère, même si elle n’avait jamais su apprendre ni à lire ni à écrire. Martine, à l’école, apprenait tout ce qu’elle voulait, sa mémoire était simplement fabuleuse, mais il aurait été vain de lui demander de donner la bouillie au plus petit, pendant que la mère allait aux commissions, la bouillie, elle l’oubliait… L’année où Francine allait déjà à l’école — et Marie avait naturellement compté sur Martine pour remplacer l’aînée auprès des petits — fut désastreuse. Martine n’avait pas plus d’esprit de responsabilité que le plus petit des petits dans ses langes, elle laissa les gosses s’ébouillanter gravement, lâcher le chien qui ne revint jamais, noyer le chat dans le puits… À vrai dire, à peine la mère avait-elle le dos tourné que Martine s’enfuyait. Elle n’avait ni la fibre maternelle, ni la fibre familiale, Marie aurait pu la battre à mort que cela n’y aurait rien changé. Ce n’était pas la peine d’insister. Il valait mieux l’employer à autre chose, à s’occuper des tickets, par exemple, de ces maudits tickets auxquels Marie était bien incapable de comprendre quoi que ce fût ; on pouvait l’envoyer à la mairie, avec ces nouveaux règlements allemands on ne savait plus où on en était… ; c’était elle aussi qui parlait à l’assistante sociale quand celle-ci se présentait à la cabane pour des histoires de Boches, ou de vaccinations, ou le préventorium…

Et toujours première en classe, tous les prix… Tellement en avance sur les autres enfants que cela creusait un fossé entre eux et elle. Pas qu’on la maltraitât, elle n’était pas le souffre-douleur de la classe, elle ne restait pas seule dans son coin… Simplement, elle ne formait pas corps avec eux, bien qu’elle jouât et papotât comme tout le monde et Dieu sait si c’est potinier, les petites filles, pleines d’histoires sur les uns, sur les autres, et, avec la présence des Allemands à R…, la petite ville voisine, elles avaient de quoi faire ! Dans le village même, il était rare qu’on les vît apparaître, les Allemands. Ils n’avaient rien à y faire, le village n’était intéressant ni du point de vue du ravitaillement, ni du point de vue de l’habitat, n’ayant point de maisons confortables, de château, ou villas avec salles de bains. Mais les villageois ne les voyaient que trop à R…, où ils étaient bien obligés de se rendre pour le marché, les affaires avec la Kommandantur, les achats… Au village même, ils haïssaient les Boches en toute tranquillité, leur opposant une résistance passive chaque fois qu’ils pouvaient le faire sans danger, ils n’aimaient pas beaucoup ça. Mais lorsqu’on rencontrait une femme du village avec un Fritz, elle le sentait passer du point de vue de l’opinion publique, le boycottage était total. En particulier, la femme d’un petit fermier : le curé y fit même allusion en chaire… Les enfants suivaient la vie du village de très près. C’étaient eux d’habitude qui prévenaient de l’apparition ou de l’approche des Allemands, ils couraient de porte en porte et les annonçaient… Aussitôt, tout se vidait, et c’était à travers des rues désertes que passaient des soldats en promenade, ou en patrouille… Mais le plus souvent, on les voyait en voiture, avant que les habitants aient eu le temps de s’enfermer. À la belle époque, ils fréquentaient les bois, et les enfants ne s’y aventuraient plus, on n’avait pas besoin de le leur interdire, la sainte frousse les faisait rester sagement dans les jardinets des maisons. Marie et les enfants, à l’orée des bois, s’enfermaient à double tour tous les soirs, et Martine se morfondait et pâlissait. Les fillettes de l’école brodaient là-dessus, elles s’imaginaient l’apparition des Boches devant la cabane solitaire, le carnage, et elles n’avaient pas tort, sauf que la solitude n’augmentait guère le danger… Bref, Martine n’avait pas à souffrir en classe, on ne la fuyait pas, on ne lui montrait pas d’antipathie… simplement de la voir lire une poésie une seule fois, et la réciter ensuite sans une erreur, ne jamais faire une faute dans la dictée, se rappeler toutes les dates historiques, cela avait quelque chose de confondant qui leur inspirait plus de crainte que d’estime, comme une anomalie.